Joséphine Baker
Je n'avais pas revu cette fantasque fille au corps brun depuis que La Revue Nègre nous l'avait révélée gambillant avec frénésie des danses rapides et enfiévrées qui sentaient le soleil, la guerre et l'amour.
Aujourd'hui elle est devant moi, nue dans une
tunique tramée de sinueux dessins, les cheveux collés au crâne, la bouche peinte, droite et sombre comme un cyprès.
Nous sommes près des appareils, calmes comme eux au milieu de cette ardeur déchaînée...
Miss Baker laisse tomber sur moi son oeil semblable à un soleil noir, ses lèvres gonflées et écàrlates s'entr'ouvrent :
— « Une interview »... oh ! comme c'est... terrible !...
— « Mais non, mais non », chuchote auprès d'elle un jeune homme brun impeccablement vêtu — le mari de la vedette — qui porte des petites moustaches et ressemble à Adolphe Menjou. « Vous savez bien : Madame vous posera des questions, vous n'aurez qu'à répondre, c'est très facile... »
Joséphine Baker esquisse une grimace et sa bouche se tord drôlement. Facilement agitée, elle se balance sur un pied et saisit l'autre dans sa main fine.
— Miss Baker !... tonne une voix, please...
Ses longues paupières violettes se plissent et un rayon qui rit glisse de ses yeux à travers ses cils. Elle saute :
— Excuse... il faut travailler... tout à l'heure vous me verrez...
Et elle court s'engouffrer dans la foule de figurants qui s'écarte et se referme sur elle.
Je m'installe près de l'estrade où le metteur en scène domine la situation. Des faisceaux de lueurs se dirigent vers le décor qui représente l'intérieur d un cabaret. La foule s'amuse, les hommes lutinent les femmes qui poussent des cris aigus.
Son corps d'un dessin pur, ferme et nerveux est agité de trémoussements comiques.
Elle gonfle les joues, écarte les narines, roule les yeux, choque les genoux, tape des mains.
— « You... You... You... chante-t-elle d'une voix suraiguë.
Danse du ventre. Grand écart.
Dans le bain de lumière, ses cheveux, ses sourcils, ses prunelles, sa chair d'ambre étincellent...
Adolphe Menjou — pardon !... le mari de l'étoile," — admire les souples mouvements de bête sauvage de sa femme. II a l'air satisfait.
— « You... You... You...
lettre adressée à Joséphine Baker des USA Los Angeles 30-11 1946 |
Coup de sifflet. C'est fini. Les lumières s'éteignent. Lés figurants se groupent par petits paquets autour dès tables jonchées de confettis
Miss Baker adresse une grimace à un vieux monsieur coiffé d'un chapeau de papier, puis l'air sage et, l'oeil doux, elle rejoint son mari qui l'attend devant une bouteille de champagne.
Carte postale de Buenos Aires signée Joséphine Baker |
Son sourire en éventail m'appelle? Je m'approche.
Elle s'assoit, les jambes écartées, les mains pendantes.
—- Elle s'est couchée à cinq heures ce matin, me dit son mari, et levée à neuf. Ce n'est pas tout à fait assez dormir.
— Vous devez être bien fatiguée, dis-je bêtement à la noire vedette.
Un rire enfantin, un roulement d'yeux :
— Moâ ?... jamais, jamais fatiguée, je dors bien...
Puis un grand soupir en remuant la tête comme un balancier :
— Oh !i l'interview !...
— Elle est née à St-Louis, coupe son mari qui tient sur ses genoux un chien minuscule, elle est venue à Paris avec La Revue Nègre...
v —— Vous aimez St-Louis ?
— No !... Il fait froid... J'aime Paris plus que l'Amérique...
— Elle vient d'acheter deux hôtels particuliers, continue son interprète et beaucoup, beaucoup de chiens...
Je regarde la minuscule bête qui tremble de tous ses membres :
— Vous en avez plusieurs comme celui-là ?
' Elle plante son doigt au bout de son petit nez aux narines expressives :
—. Est-ce que vous allez me demander quel jour, à quelle heure et à quelle « minioute » je suis née ?...
— Elle est adorable, minaude à côté de moi une imitation de Mae Murray.
Mais aimable soudain comme une mondaine qui offre le thé :
— Je tourne « le Sourine » des Tropiques. Très intéressant « for me ». Le cinéma est un vrai « enchanteress »...
— Vous avez l'intention de continuer à faire du cinéma ?
-— Oui, si j'ai du « souccess »... '
La vile flatterie chère à l'interviewer mé pousse.
Je voudrais tant m'attirer un de ces si jolis sourires
en éventail !
— Cela ne fait pas de douté*
Mais elle tape Sur ses genoux nus et ses sourcils brillants se joignent.
— Vous ne pouvez pas savoir plus que moâ !..,. Personne ne peut dire si j'aurai du « souccess »... J'aime le cinéma, voilà* Je voudrais beaucoup* beaucoup en faire...— Vous allez au cinéma quelquefois ? ,
— Pas souvent ; je n'ai 'pas le temps. Mais je suis « very en-joyèd » quand j'y vais...
^^ Qu'est-ce que vous y aimez ?
Elle remue de nouveau la tête comme un balancier, les mains sur les cuisses ambrées :
—- Tout... tout... tout...
—- Jo, dit son mari, Madame veut dire : aimezvous Mary Pickford, Lil...
—' Je ne connais pas Mary Pickford ni les autres. Quand je vais au cinéma, je vois toujours de jolies « figoures », de biens jolies « figoures », ils me plaisent tous...
Grand geste circulaire et gonflement des joues.
— Miss Baker 1... Miss Baker !... appelle-t-on. Je me hasarde à dire :
— Ah ! je vais encore vous voir danser !,..
— Oh ! ce ne doit pas être bien « enchanteress » pour vous !... puisque vous m'avez déjà vue !... c'est pareil... encore pareil...
Puis le sourire en éventail réapparaît, le regard devient caressant et tendre :
—■ Excuse... je ne peux répondre que oui ou non à une interview... c'est comme ça. Mais vous pouvez dire que j'aime la France, le music-hall, la danse, le cinéma, les chiens...
— Miss Baker !...
Une pirouette. Je ne vois plus que l'épaisse ténèbre des cheveux, les belles épaules, les longues jambes....
— « You... You... You... »
La voix suraiguë... L'éclatante lumière... ,Ja frénétique musique... ,
Et, après une cabriole déhanchée et diabolique, la plus extravagante des vedettes entraîne tous les figurants dans une tumultueuse farandole...
. Marianne ALBY. Cinéa 01-11-1927
Joséphine, « petite » caporal
Dès son retour de la zone des armées, Joséphine Baker a dû s'aliter par suite d'un refroidissement. Durant quelques jours, elle a effectué près du front une tournée en compagnie de Maurice Chevalier, tournée de music-hall qui a donné du bien-être et de la joie à quelques milliers de poilus.
Son succès fut immense, la célèbre artiste chantait inlassablement et distribuait des quantités de paquets de cigarettes aux soldats, spectateurs d'un jour ! Partout elle reçut des ovations et des insignes personnels. Mais ce qui lui donna le plus de plaisir ce fut sa promotion comme caporal dans un régiment d'artillerie en action sur le front.
Et malgré la fièvre, Joséphine Baker nous répétait en souriant: « Ah ! que je suis fière d'avoir une telle récompense... deux petits galons... »