Toussaint en Indochine - Saïgon 1936
Etienne Devailly me transmet régulièrement des propositions de livres et de textes proposés par un libraire de Bangkok, je vous propose le texte reçu ce jour transmis par Etienne de Cherbourg
Littérature Les écrivains de l’Indochine / No 139 :
René FABRICE
Fêtes de la Toussaint à Saïgon en 1936 :
C’est une très vieille femme annamite. Elle est à mon service depuis tant d’années que je me figure l’avoir toujours connue. Ce matin, elle est revenue du marché avec une grosse gerbe blanche. Camélias, tubéreuses, oeillets neigeux et marguerites au coeur d’or. Humblement elle m’a demandé de la laisser aller au cimetière tantôt
. - Au cimetière ? toi catholique ? - Non. Mais moi porter des fleurs à quelqu’un. - Qui çà ? - Tit bébé, une Madame moi servir déjà beaucoup longtemps. Maman lui partie en France pour toujours, alors lui dire avec Thi-Haï : « Quand y en a la fête française, toi porter les fleurs pour Tit Nho moi... ». - Mais cette Madame, elle est partie depuis quand ? Il y a déjà si longtemps que tu es avec moi... - Oh ! peut-être vingt ans déjà. Tit bébé serait beaucoup grand maintenant. Peut-être lui faire soldat...
C’est la première fois, depuis mon arrivée en Indochine, que pareille demande m’est adressée ; jamais en effet, je n’étais demeuré à Saïgon un jour de Toussaint. Et ce geste est si simple et si beau, que j’en demeure confondu. Et tout à coup, je pense à ce cimetière de Saïgon où je n’ai personne, alors qu’en des cimetières de France, reposent mes morts à moi, dont pas une main pieuse ne fleurira la tombe aujourd’hui...
La pauvre tombe de grès noircie et que chaque automne fait plus moussue... Je pense à ce petit compatriote qui dort son dernier sommeil sur la terre d’Annam, à ses parents qui l’ont laissé avec quel déchirement de coeur, qui sait, morts aussi depuis, peut-être... Et il me vient un grand respect pour cette tradition, ce culte des ancêtres qu’ont les Annamites.Ainsi cette femme, qui gagne péniblement sa vie, n’omettrait pas de fleurir la tombe du petit mort, que ses maîtres lui ont léguée. Depuis vingt ans... Alors en mémoire des miens, je tends à la vieille femme un peu d’argent : « Tiens, tu mettras aussi un bouquet pour moi... ».
René FABRICE. La Nouvelle Revue Indochinoise. Décembre 1936
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