ÉPOUVANTABLE DÉSASTRE En rade de Toulon le cuirassé "La LIBERTÉ" explose
Le 25 septembre 1911, alors qu'il se trouve encore dans le port méditerranéen, un feu localisé près des munitions de 194 mm se propage malgré les efforts des marins pour noyer la soute à munitions. À 5h53, le navire explose emportant 200 hommes d'équipage et une centaine de marins des navires les plus proches.
Les mots manquent pour exprimer comme il faudrait, dans toute sa profondeur et son intensité, la douleur d'un pareil désastre. Au lendemain de l'admirable revue navale du 4 septembre et dans un moment où les difficultés extérieures ont ravivé chez nous la flamme des grands enthousiasmespatriotiques, ce sinistre événement meurtrit l'âme française dans ses espoirs les plus nobles et dans ses plus généreuses fiertés. Mais quelle angoisse de plus pour nous gens de Bretagne, quand nous songeons à toutes ces familles de marins, nos compatriotes, que l'horrible catastrophe met en deuil. Hier, à l'heure où nos vendeurs annonçaient dans Rennes la tragique nouvelle, nous aperçûmes un officier d'infanterie qui venait de parcourir le journal et qui, ne pouvant se contenir, fondait en larmes. Sainte émotion du soldat qui pleure ses frères d'armes, morts en service, mais qui sans doute voit plus loin que des infortunes particulières et qui s'enfièvre et s'alarme au souvenir des désastres précédents dont on avait cru que la série était enfin close et auxquels vient s'ajouter soudain l'explosion de la Liberté.
Pauvre marine française Quelle fatalité la poursuit donc ?
C'est la question que l'on est tenté de se poser en présence de ces catastrophes. Question qui laisse deviner de l'impatience, peut-être de la colère et peut-être même chez quelques-uns, du découragement. Eh bien, non ne parlons pas ce langage-là Ne soyons ni des impatients ni des découragés. Dominons, autant qu'il est en nous, la véhémence de nos sentiments, et que notre douleur patriotique soit pour nous, non point une occasion de défaillance, mais le principe d'un dévouement plus stoïque et plus tenace aux grands intérêts de la défense nationale, Pleurons les victimes du devoir faisons mieux encore admirons-les et puisons, tous tant que nous sommes, dans leur héroïque exemple, la force dont nous avons besoin pour consentir a la cause qu'ils ont clarifiée les sacrifices que celle-ci réclame. Ah si nous le voulions, si la presse française et particulièrement celle de Paris qui dispose dans ce riche et généreux pays d'une si considérable influence, voulait se concerter pour appeler en témoignage, à la face du monde, le patriotisme français Si, par elle, l'idée d'une souscription nationale était lancée et si, grâce à une contribution volontaire des citoyens de France, le bâtiment de guerre dont nous déplorons la perte était remplacé par une autre unité de combat du type Jean Bart ou Courbet, ce don magnifique du pays à sa marine militaire serait assurément l'un des gestes les plus beaux et !es plus opportuns que l'on puisse imaginer pour attester la réalité et l'ardeur du sentiment national.
Sachons du moins ne pas marchander à notre marine, quand l'Etat nous les demande, les sacrifices nécessaires. C'est à celui-ci qu'il appartient d'empêcher, autant que les risques de l'armement moderne lui en laissent les moyens, le retour de ces catastrophes terribles. Mais c'est seulement notre bonne volonté qui lui permettra d'en réparer les désastres. E. D. L.
Le "Liberté" avait été mis sur cale en novembre 1902 aux Ateliers et Chantiers de la Loire de Saint Nazaire. Mis à flot le 19 avril 1905, il était admis au service actif en 1907. D'un tonnage de 14900 t, il était propulsé à 19 nds par 24 chaudières Niclausse, qui lui donnaient une puissance de 18000 cv. Ses dimensions étaient de 133,8 de long, 24,3 m de large, et 8,40 m de tirant d'eau en charge.
L'armement comprenait 37 canons de calibres divers, dont 4 canons de 305 mm en 2 tourelles, 10 canons de 194 mm en 5 tourelles. En plus de cette artillerie redoutable, le cuirassé "Liberté" possédait 5 tubes lance-torpilles dont 2 sous-marins. L'approvisionnement normal en munitions était de 550 tonnes.
L'équipage comptait 715 sous-officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins, commandés par un état-major de 25 officiers. Le "Liberté" se trouvait à Toulon après avoir participé à la grande revue navale du 4 septembre 1911 qui se déroula sous les ordres du vice-amiral Jauréguiberry, dont le croiseur Jules Ferry portait la marque, et en présence du Président de la République Armand Fallières.Près de quatre-vingts unités y participèrent, soit 19 cuirassés répartis en trois escadres, 10 croiseurs-cuirassés en trois divisions, 24 torpilleurs organisés en 4 escadrilles, 10 sous-marins en 2 escadrilles. S'y ajoutaient : 2 croiseurs mouilleurs de mines, la division des navires écoles, ainsi que de nombreux bâtiments auxiliaires.
Personne n'avait mesuré parmi les autorités civiles ou militaires, le danger considérable de cette concentration d'unités, toutes chargées de projectiles, les soutes remplies de gargousses de cette fameuse poudre B qui, à cause de son instabilité, sera reconnue comme responsable de cette tragédie.(les charges de poudre destinées aux canons sont contenues dans des enveloppes en forme de sacs, appelées gargousses, ou sachets pour les petits calibres).
Au mois de janvier 1911, Théophile Delcassé (1852-1923) député de l’Ariège retrouve un portefeuille, celui du ministère de la Marine . Théophile Delcassé doit alors faire face à l’incident d'Agadir.
Le 25 septembre 1911, tout est calme à bord, le branle-bas vient d'avoir lieu et chacun se prépare pour une nouvelle journée de travail, quand, à 5h20 l'alerte est donnée par des matelots. Le feu s'est déclaré dans les soutes à gargousses avant tribord, soutes qui alimentent les pièces de 194 mm. Le feu se propage alors d'explosion en explosion et à 5h53 au moment où le poste d'abandon est ordonné sur le "Liberté", une formidable explosion déchira l'air, ébranla toute la rade et ses environs, provoqua dans les populations de toute l'agglomération toulonnaise une peur horrible.
Comment ne pas croire à un séisme avec la déflagration simultanée de 735 obus de 19, chargés à la mélinite, et de 4 600 obus de 65 et 45 mm. Le drame du 25 septembre provoqua pas moins de 300 victimes. L’événement est vécu comme une véritable catastrophe. A ce titre, la France organise des funérailles nationales. Le 3 octobre, se réunissent à Toulon les principales figures de la République : Armand Fallières, Joseph Caillaux (le président du Conseil), Théophile Delcassé, ainsi que les présidents de la Chambre des députés et du Sénat.
Aux grandes cérémonies nationales succèdent les hommages locaux dans toutes les communes touchées bretonnes par le drame.Après les hommages aux morts il fallut tout naturellement arriver aux questions troublantes que se posaient les travailleurs des poudrières, les équipages de la flotte, intéressés au premier chef, mais aussi toute la population frappée durement à des intervalles si rapprochés.
Comment expliquer la série impressionnante des accidents plus ou moins graves qui se produisirent entre 1893 et 1911 ? On fit bien le procès de la poudre B. Il était grand temps que l'on se penchât sur la qualité de cette poudre et les conditions de son utilisation. En 1884, l'ingénieur Vieille avait mis au point un nouveau procédé de fabrication. Cette poudre aurait alors dû s'appeler par l'initiale de son inventeur. Mais le ministre de la guerre de l'époque, étant le général Boulanger, c'est le nom de B qui lui fut attribué.Pourquoi avait-on modifié la composition des anciennes poudres ? Tout simplement parce qu'elles produisaient beaucoup de fumée, ce qui gênait considérablement les corrections de tir, le pointage se faisant souvent à la vue directe, et la cadence de tir en était amoindrie.
Autre inconvénient très grave, la fumée épaisse, lente à se dissiper facilitait à l'ennemi le repérage des canons. Il fallait donc trouver le moyen de la supprimer ou de la réduire considérablement, ce que fit l'ingénieur Vieille en dissolvant la nitrocellulose dans l'éther, mais il en résulta un inconvénient dont on sous-estima la gravité. C'était le risque d'une combustion instantanée.Malgré les avertissements donnés à l'état-major par des ingénieurs très compétents, l'emploi de cette poudre fut autorisé pour les gros calibres. Ce fut la poudrière d'Alger qui fit la première expérience néfaste du nouvel explosif.Pendant 18 ans, les accidents souvent mortels se succédèrent et dans les enquêtes, à chaque fois, revenaient les mêmes questions.
Le factionnaire était-il présent ? N'avait-il pas allumé une cigarette ? N'avait-on pas décelé des combustions dans les environs immédiats ? Avait-on surveillé la température ? etc. etc.On ne voulait pas voir qu'en réalité, la nature de l'explosif pouvait évoluer, qu'un pourrissement pouvait se produire et qu'un explosif vieillissant soumis à un accroissement excessif de température devenait dangereux.Or, sur le cuirassé Liberté il y avait des poudres vieilles de 12 ans. Mais les choses en restaient là parce qu'on était satisfait d'une poudre qui n'abîmait pas l'âme des canons, et surtout du fait de l'inertie du grand état-major.Jusqu'au jour où un journal parisien écrivit en gros titre : " Halte à l'incurie criminelle : 600 morts et 250 millions de dégâts, ça suffit ! "La catastrophe du Liberté devait enfin émouvoir les autorités.
On commença à donner l'ordre de remplacer les poudres antérieures à 1901. Il fut question d'étudier un autre explosif. Cependant la poudre B avait toujours ses partisans qui cherchèrent à orienter l'enquête vers d'autres directions.
Et il fallut, avant d'en finir avec l'utilisation de la poudre B, que le Ministre de la Marine Delcassé prenne des mesures draconiennes. Il chargea un spécialiste, le capitaine de vaisseau Scherer, d'étudier un explosif moins dangereux, ayant une probabilité de combustion instantanée presque nulle. Il ordonna la révision et l'amélioration des systèmes de prévention et de lutte contre l'incendie.