Donec : 3 juillet 1940, sur la plage arrière du Strasbourg
Bonjour la compagnie,
Cette journée du 3 juillet 1940, il y aura 80 ans aujourd’hui, fut un jour maudit pour notre pays qui déjà vaincu par Hitler et ses comparses, est en plus victime de la perfidie anglaise.
Plutôt que de me lamenter sur l’attitude peu amicale des Youms, comme dit le premier maître de manœuvre Ogor, je vous envoie sur la plage arrière du Strasbourg vous immerger dans l’atmosphère qui régnait quelques minutes avant l’attaque.
Je rappelle aux biffins qui nous entourent que le cuirassé Strasbourg, commandé par la capitaine de vaisseau Collinet, à la première salve anglaise, toutes amarres arrachées, se propulse à pleine puissance vers la sortie du port et franchit les passes. Les Anglais ne le reverront plus.
En attendant, je vous laisse découvrir le portrait attachant du premier maître Ogor.
A la semaine prochaine
Donec
Mers el Kebir 3 juillet 1940
Sur le Strasbourg le premier maître de manœuvre Ogor, breton trapu, de petite taille et au langage coloré converse avec le capitaine de corvette Geli. Il est 13 :30.
« Les gabiers en ont mis un coup, tout est fini. Ce n’est pas encore nous qui serons les derniers. Les canonniers qui sont marins comme mes bottes peuvent venir en prendre de la graine. D’ailleurs, on rencontre toujours des lascars de cette race à flâner sur les ponts. C’est à croire, mais passons, je me comprends. Bref, Commandant, nous sommes prêts à toute éventualité, pendant qu’ils causent. Encore que je voudrais bien savoir ce qu’ils entendent par là ! Des événements historiques lui dis-je en riant. »
« Ouais, murmure Ogor, il est difficile d’être prophète ». Puis se retournant vers ses gabiers. « Alors les gars, on profite que je cause pour souffler un peu, les mains où je pense. Remuez-vous au lieu de rester là, plantés comme un grand mât à sec de toile. »
« Patron, regardez les avions ». Tous se retournent, venant de l’Est, 5 biplans, des Swordfish, à très basse altitude, lâchent dans la passe des masses noirâtres qui amerrissent dans des gerbes d’éclaboussures. Alors qu’ils repartent, chacun les suit des yeux avec une angoisse indéfinissable.
« Qu’en pensez-vous Commandant ? » interroge Ogor. « Ce sont des mines magnétiques, les Anglais espèrent nous interdire la sortie vers le large, sous peine de sauter au passage sur ces engins, ça promet ! »
« Gast ricane le bosco, mon pauvre père avait bien raison de dire qu’il n’était pas Dieu possible, dans quel port qu’on aille, trouver plus salopards que ces damnas British. Je le confirmerai à mes enfants. N’empêche qu’on les emmouscaille ces Youms. » Cette péroraison se termine dans l’approbation générale des gabiers présents.
Je les quitte il est 13h40.
14h15. Le travail reprend avec entrain. Les opérations sur la plage avant sont effectuées en un temps record, j’en profite pour faire signe au commandant présent à la passerelle pour lui dire que tout est paré. J’apprends par téléphone que les aussières de 175 mm en fil d’acier de la plage arrière ont été découpées au chalumeau. Rien ne peut empêcher le Strasbourg d’appareiller instantanément. Un petit coup de marteau sur la clavette à chaque bosse, et les chaînes de l’avant tomberont à la mer, deux ou trois coups de hache sur l’abaca à l’arrière pour les couper et en avant les machines vers la sortie !
Satisfait je me frotte les mains, je garde avec moi sur le pont le bosco et un gabier et renvoie les autres à leurs postes de combat.
« Et tâchez voir de vous débrouiller dans les fonds, tous tant que vous êtes », exhorte Ogor.
« Et pourquoi on ne se débrouillerait pas, patron, riposte un des interpellés. Je suis à l’équipe de sécurité du milieu, et je n’ai rien à foutre d’ordinaire. »
« Je me demande dit Ogor, ce que vient faire derrière ce couyambouc de remorqueur ? Je le vois manoeuvrailler depuis un moment, à se demander où il veut en venir. »
« Il va s’amarrer à la jetée près de la Bretagne. »
« Ca vaut mieux grogne le bosco. Je connais le patron de ce rafiot, un type qui veut toujours faire l’important et l’indispensable, un enquiquineur avec ça, un vrai caillou dans le soulier. »
S’adressant alors au gabier : « Alors quoi, tu ne vois pas que tu as lissé une barre à la traîne sur le pont. Ramasse-la et fiche-la en soute. Bon Dieu il faut tout te dire. »
« C’est formidable d’entendre une chose pareille. Vas-tu faire ce que je dis oui ou non ? » Le gabier s’exécute. Le silence se fait à nouveau. L’inaction est de plus en plus insupportable.
Les contre torpilleurs appareillent de leur mouillage de Saint-André.
« Ce sont tout de même de beau yachts » estime Ogor.
« Peut-être persiffle le gabier. J’ai des copains à bord, et d’après ce qu’ils disent, moi je préfère le bidel du Strasbourg. »
« Misère de moi s’écrit Ogor, je parie que c’est ce grand voyou de Lagadec, ton pays qui t’a bourré le crâne. Je connais son père et je lui en toucherai deux mots à la prochaine perme. »
« Allons dis-je au gabier, je ne savais pas que vous aviez une telle estime pour notre capitaine d’armes. Quand il le saura il sera ravi. »
Entre temps le Mogador est allé mouiller près de la porte du filet. Le Volta suivit d’un bâtiment du même type plus petit fait demi-tour et reprend son ancien poste.
« Qu’est ce que ça veut dire, raille le bosco ? C’est sans doute de la stratégie comme ils disent et de la haute. »
Un des destroyers anglais est stoppé au large. Une vedette s’en détache, du Dunkerque aussi. La vedette française passe à quelque mètre de nous. On y distingue le lieutenant de vaisseau Dufay en conversation avec les officiers britanniques.
« Ils ont un veston aussi blanc que leur âme est noire. » grommelle Ogor. Le gabier fredonne, lui, l’air à la mode de Rina Ketty « Sombreros et Mantilles », l’équipage a été mis, en effet, au repos aux postes de combat. Un casse-croûte va être distribué. Il est 15h40.
« Vous avez raison, Patron, plaisante le gabier. La barre d’onspect, il se peut fort bien qu’on s’en serve encore pour remailler les chaînes. »
« Doucement mon gars, réplique le bosco, ce n’est pas sûr que d’ici ce soir tu n’aies pas l’occasion d’avoir la trouille. »
Après un passage en passerelle je retourne à mon poste. En passant, je prends avec moi le quartier maître de manœuvre Le Saint. C’est un véritable acrobate, qualité précieuse en cas d’incidents imprévus. Je retrouve Ogor et son gabier cassant la croûte avec application, calmement, posément, comme s’ils accomplissaient un sacerdoce.
« Un sandwich au pâté commandant » propose le bosco « bien volontiers, et merci. »
« Et toi Le Saint ? Tu n’as rien à manger à ton poste de combat ? »
« Non je suis arrivé en retard pour la distribution et le commis n’a pas voulu me servir. »
« Ca ne m’étonne pas de ce lascar. Même si tu lui demandes l’heure, il ne te la donne pas. Tiens mange… »
« Moi opine le gabier je saucissonne toujours avec plaisir. »
« Tu as raison approuve Ogor » la bouche pleine, « alors commandant, vous nous amenez du renfort. Comme ça nous serons quatre, comme dans les Trois Mousquetaires, le roman de Victor Hugo. »
Chacun se réconforte sans plus rien dire. L’attente commence.
« Ah, Messieurs les Officiers de sa Gracieuse Majesté nous quittent » ricane Ogor au moment où la vedette se dirige vers la passe. Il est 17h40. « Je me demande se qu’ils vont aller demander à leur patron » murmure le gabier.
Haut et loin, les avions de l’Ark Royal patrouillent. Le destroyer anglais est toujours stoppé au large de la jetée. A terre la fumée des briqueteries de Saint –André monte droit dans le ciel. La nature est calme et sereine. Le fort de Santa-Cruz se silhouette sur un fond bleu. Soudain les haut parleurs éructent « Branle-bas de combat ». Nous nous regardons sans rien dire. Ogor ôte sa casquette et d’un revers de main essuie la sueur qui perle sur son front. Le Saint jette à la mer un mégot éteint. Tous quatre se rapprochent des bosses qui retiennent les chaînes sur le pont, le dénouement est proche.
Témoignage de l’amiral B. Geli