L'affaire des Empoisonneurs en cartes postales Hanoï 1908
L'affaire des Empoisonneurs
Jean-Michel BERGOUGNIOU
(October 2004)
et pour en savoir un peu plus sur le Chine et ses supplices, je vous invite à consulter le site TURANDOT
http://turandot.chineselegalculture.org/index.php
Summary: While France struggled to uphold colonial rule in Tonkin, uprisings were regularly triggered by former mandarins and generals. Dê-Doc Truong Van Tham (or Hoang Hoa Tham), better known as Dê-Tham, was one of the most virulent rebels. By constantly changing sides, he tried to obtain ever more concessions from the occupying power while having but one thought in mind: drive it out. His strategy consisted in stirring up the militia and the native troops against both the French civilian and military authorities. On the 27th of July 1908, native civilians and military personnel attempted to poison the 4th colonial artillery regiment with a view to taking the Hanoï fortress. However, the attempt was thwarted and only a handful of soldiers suffered minor digestive disorders. The culprits were quickly rounded up, arrested and tried. To set an example, they were given the death sentence and public executions took place on the 8th of July and the 6th of August 1908. The executions were photographed and later published as post-cards by B. Bonal, a Haïphong photo-publisher.
Portugais et Espagnols s'installent en Asie dès le XVIe siècle pour développer le commerce avec l'Annam et la Cochinchine, mais les querelles, les conflits locaux rendent très difficiles les relations durables et l'implantation de comptoirs. Ce sont des motivations religieuses qui poussent à l'installation en Indochine, le Japon se ferme aux Européens, la Chine et l'Inde restent fermées. Ce sera donc l'Indochine qui deviendra terre de mission.
Est-ce par une réelle volonté politique, par gloire, ou simplement pour affirmer son prestige personnel en soutenant les missions catholiques, que Napoléon III se lance, sans trop de réflexion, dans une politique d'interventions outre-mer ? Ce qui est certain, c'est que c'est là la naissance d’une politique d'expansion dans la péninsule indochinoise.
Depuis des années l'Empereur d'Annam, Minh Mang, fils de Gia Long (Nguyên Anh) persécute les chrétiens favorables à la pénétration française. Ceux-ci se soulèvent en Cochinchine à partir de 1833 dénonçant les persécutions, et demandent sans l’obtenir l'aide des pays européens. En 1848, Tu Duc accède à son tour au trône et intensifie les persécutions. C'est pour sauver la religion et rétablir le commerce que la France va s'installer en Cochinchine, en Annam et au Tonkin. Contraint et forcé, Tu Duc se résout à signer en 1862 à Hué le traité cédant à la France les trois provinces du Nam Ky (Basse Cochinchine).
Le nombre des explorateurs se multiplie, le Mékong est exploré par Doudart de Lagrée, Jean Dupuis remonte le fleuve rouge avec 400 chinois armés de fusils Chassepot. Au retour, bloqué par les Vietnamiens, la France intervient et Francis Garnier libère le passage avec un aviso et 50 soldats. Hanoï est prise une première fois. Mais peu de temps après, Garnier et Balny (Ils donneront tous les deux leur nom à des bâtiments de la Marine nationale) sont tués par les Pavillons Noirs qui compromettent encore une fois le commerce français dans la région et ils occupent de fait le Tonkin suite à son évacuation par la France (Traité de Saigon le 15 mars 1874).
L'administration française détruit les structures de la société traditionnelle en s'attaquant à l'administration. Les lettrés, les mandarins perdent de leur pouvoir, les empereurs sont destitués, empoisonnés, déportés en Algérie, à Tahiti. Les repères sociaux s'effacent. Des militaires, des intellectuels, des lettrés, refusant la perte des avantages liés à leur grade, ressentent l'ordre établi par le nouveau maître comme une "perte de face".
Pour ces multiples raisons, ils vont entrer en rébellion. Des intellectuels partent au japon pour se former, d'autres prennent les armes. Le pouvoir central ne parvient plus à contrôler les provinces, les chefs de guerre, les pavillons noirs en profitent pour s'approprier la terre et la mer.
La province d'Annam vassale de la Chine hésite entre la France et son suzerain. L'Empereur laisse faire les Pavillons noirs. Le Commandant Rivière, avec 3 canonnières, embarquant 580 Française et 25 tirailleurs annamites, reprend Hanoï et rétablit l'ordre. Mais il est tué avec 29 hommes lors d'une sortie au Pont-de-papier le 19 mai 1883.
Une escadre forte de 4000 hommes aux ordres de l'Amiral Courbet bombarde Hué et reconquiert le Tonkin. Les traités de Hué et de Tientsin règlent de façon provisoire le sort de l'Annam et du Tonkin et les relations françaises avec la Chine. Cependant l'impératrice Tseu-Hi refuse de reconnaître le traité et suite à plusieurs affrontements, l'état de guerre avec la Chine est reconnu. L'action de la marine se trouve un moment limitée par le manque de charbon et le refus des Britanniques de mettre à notre disposition leurs stocks. Finalement Courbet attaque Formose et détruit la flotte chinoise devant Fou-Tcheou (Fuzhou).
Les événements de Langson malgré la défaite des troupes chinoises poussent Clémenceau et les anticolonialistes à profiter de leur avantage. Ferry démissionne, bien que la Chine accepte finalement de signer le second traité de Tien-tsin (Tianjin) qui confirme les positions françaises sur l'Indochine de l'Est.
Le Vietnam est connu à l'époque pour ses fumeries d'opium (le tiers des ressources de la colonie!) et pour son administration traditionnelle aux mains des mandarins. Archaïsme tribal, corruption, avantages, les lettrés voient avec l'arrivée du colonisateur leur échapper leurs sources de revenus et leurs pouvoirs. Des troupes armées, les Pavillons noirs écument terre et mer et contrôlent des régions entières. Le gouverneur général d'Indochine promulgue un décret pour restructurer le mécanisme d'organisation des villages en 1904. Cela représente une profonde ingérence, qui traduit la volonté de créer une nouvelle classe de propriétaires terriens censés remplacer les précédents. La résistance naît de toutes ces causes.
Gallieni et les administrateurs des territoires militaires appliquent la politique de la « tâche d'huile » basée sur la mise en place de postes militaires, la pacification de la zone et la mise en place de nouveaux postes en avant des premiers. La victoire japonaise sur les Russes en 1905 prouvent que des asiatiques formés aux techniques modernes peuvent rivaliser avec les Européens. Au Tonkin, le Dê-Tham, suite à des revers militaires et à une nouvelle stratégie politique, fait sa première soumission.
Tout semble calme en cette fin de journée dans les quartiers du régiment d'artillerie, au coeur de la forteresse de Hanoï. Le clairon vient de sonner la soupe et les hommes gagnent tranquillement qui la pension des adjudants et des maréchaux des logis chefs, qui la popote des maréchaux des logis et fourriers, qui enfin l'ordinaire de la troupe. Les menus sont évidemment différenciés selon les grades. Les adjudants après une soupe aux pommes de terre, auront du veau en ragoût, des haricots au jus, du poulet rôti. L'ordinaire de la troupe est composé de soupe grasse, de bœuf aux carottes, de macédoine de légumes, de poisson au gratin, de veau rôti.
Arrêtons-nous plus particulièrement sur le menu de la popote des Maréchaux des Logis (pour simplifier, ils seront appelés margis) et des fourriers. Une soupe grasse suivie d'un bouilli aux légumes, puis du canard aux navets, des pommes de terre sautées, des tomates farcies, du veau rôti et enfin en dessert des bananes (Réponses aux questionnaires contenu dans la note de service n°6335 du général commandant supérieur en date du 28 juin 1908).
Traditionnellement, l'intendance se fournit au marché, le bœuf et le veau sont achetés à la boucherie Loisy. Et comme à l'habitude la totalité des aliments semble fraîche au moment de l'achat.
Les cuisines sont séparées en fonction des grades. La cuisine des adjudants est préparée par un cuisinier indigène sous la surveillance d'un chef de popote, celle des margis par un canonnier indigène sous le contrôle d'un cuisinier européen et du margis chef de popote (Réponses aux questionnaires contenu dans la note de service n°6335 du général commandant supérieur en date du 28 juin 1908).
Les cuisines de la troupe sont au nombre de deux, elles sont accolées. Les repas sont préparés par un cuisinier et un aide indigène sous la surveillance d'un canonnier européen affecté à chaque local et sous la très haute surveillance du brigadier d'ordinaire. Les cuisines sont éloignées des pensions, popotes et ordinaires d'environ une cinquantaine de mètres. Les plats sont amenés par des canonniers indigènes ou des boys. Pour les sous-officiers, le vin est servi en bouteille cachetée. Pour la troupe, le vin est touché chaque jour aux subsistances et les boys le mettent en bouteille et le portent au réfectoire. Le café et le thé sont préparés par des européens.
Donc le régiment s'apprête à passer à table. Le repas se déroule bien, sans appréciations spéciales. En fin de soirée, les premiers signes de malaises apparaissent chez les margis. Certains même délirent. Le service de santé est immédiatement informé. Indigestion, mauvaise qualité des produits? Empoisonnement? Rien en ce 27 juin au soir ne permet d'avancer une hypothèse. Seule constatation, les hommes qui ont mangé à la petite soupe (prisonniers et hommes de garde) n'ont pas été malades. L'adjudant Lamotte écrit le 28 juin (Adjudant Lamotte au lieutenant colonel commandant le régiment): « Un cas d'empoisonnement général s'est produit au régiment dans la soirée du 27 courant à la suite d'ingestion d'aliments préparés d'une façon plus ou moins suspecte. Certains bruits qui courent ayant éveillé ma méfiance, mes soupçons se portèrent immédiatement sur tous les indigènes (tant Linhs que civils) employés de près ou de loin au service des cuisines. Il était trop tard dans la soirée du 27 pour me permettre de faire l'enquête nécessaire, qui aurait pu préciser davantage mes soupçons. »
« Aujourd'hui presque tous les habitants dont la plupart des employés et des militaires indigènes sont d'avis pour la révolution et voici le tracé de leur plan: dans les postes de milice, les miliciens attaquent les gardes principaux, les résidents de France et leur personnel européen. Aux tirailleurs, les soldats indigènes, au lieu de combattre les révoltés paysans, tirent sur les soldats d'infanterie [...] ainsi les maréchaux des logis Duong Van Bé, (n° matricule 1585) et Nguyên Tri Binh, (n° matricule 16) sont les chefs de la révolution pour les militaires. Ils sont en correspondance avec Monsieur le Dê-Tham. »
L'auteur continue en indiquant que le 13 juin au cours d'une réunion dans la compagnie, ils ordonnaient aux canonniers indigènes de mettre leurs jambières rouges (signe de reconnaissance et de ralliement au soulèvement) en attendant le signal des révoltés civils. Le plan est simple: tuer tous les Européens et s'emparer du dépôt d'armes. De même, dans l'artillerie, un canonnier indigène Nguyen Dac Ngo (n° mle 643) de la 14ème batterie pousse les canonniers à se révolter.
L'attaque des civils en ce 13 juin est reportée, les artilleurs enlèvent leurs jambières, mais qu'importe, « nous attaquerons la prochaine fois les Européens dans leur sommeil ou pendant leur absence du quartier. »
L'auteur (ou peut-être les auteurs?) de la lettre anonyme justifie ensuite sa lettre par le fait qu'il est trop engagé vis-à-vis des Français pour espérer ne pas subir de vengeance de la part des rebelles. Pour le dénonciateur, « les excitations sont venues à leur plus haut degré, parce que les prétendants à la révolution viennent d'apprendre les dégâts qui se sont produits à la frontière du Yun-Nan sur frontière du Tonkin. Pendant que les réformistes chinois entrent au Tonkin, les Tonkinois commencent leurs attaques. »
Par ailleurs, le 24 juin, le lieutenant Delmond-Bebet rend compte du comportement étrange d'un Maréchal des logis indigène Nguyên Tri Binh de la 6ème compagnie d'ouvriers et d'un brigadier du 4ème d'artillerie, Duong Van Bé. À peine entrés dans une blanchisserie, informés par une femme de la présence d'un officier européen à proximité, les deux hommes repartent en pousse immédiatement. Le lieutenant suppose que cette blanchisserie est un centre de propagande, car une grande partie des canonniers indigènes du 4ème, vient y faire laver son linge.
Le cuisinier des margis interrogé lui aussi déclare « Ayant eu à m'absenter de la cuisine vers 5 heures du soir, pour une revue d'armes, il aurait trouvé à son retour, le cuisinier des brigadiers et canonniers dans la cuisine des margis et fourriers. L'ayant interrogé sur sa présence, celui-ci lui aurait répondu qu'il venait lui demander un peu de bouillon pour le brigadier d'ordinaire indisposé; le cuisinier des margis et fourriers aurait refusé de lui donner le bouillon; alors le cuisinier des brigadiers et canonniers passants outre, aurait plongé un petit pot qu'il tenait à la main dans la marmite à bouillon et se serait servi quand même.» L'adjudant Lamotte dans son rapport juge son récit un peu suspect. Le cafetier confirme que le cuisinier des brigadiers est arrivé tenant un petit pot entre les mains. Dans le pot, un liquide de couleur café, soit disant une sauce. Le cuisinier des margis aurait refusé. Passant outre ce refus, il aurait versé le contenu dans la soupe et dans le canard aux navets. Le marmiton quant à lui affirme avoir vu le cuisinier vers 3 heures et confirme les dires du cafetier.
L'adjudant Lamotte constate aussi que les garçons de table et les boys qui mangent les restes des aliments s'en sont abstenus (3 canonniers indigènes et 2 marmitons). Le seul qui en ait mangé a ressenti les mêmes symptômes que les sous-officiers. Le cuisinier des adjudants qui a mangé du canard aux navets a également été trouvé malade.
Le lendemain, au rapport, le cuisinier des hommes de troupe, un certain Nguyên Van Ngoc est absent, supposément en fuite. Les soupçons, outre le fugitif, porte sur Nguyên Van Thuc, soldat mle 1875), Nguyên Van Vinh, marmiton, et Hoang Van Hai, cafetier.
Le 3 juillet, dans son rapport, aux ministres de la guerre et des colonies, le général Piel déclare que vers huit heures du soir, dans la soirée du 27 juin, le commandant Grimaud était prévenu par l'intermédiaire de la mission catholique qu'un coup de main serait tenté le soir même. Dans le même temps, le résident supérieur informe le général de rassemblements suspects aux abords de la ville.
Des mesures sont immédiatement prises et devant l'activité déployée dans la citadelle, les insurgés se replient. Aucun adjudant n'a été malade du fait que l'auteur de la tentative d'empoisonnement n'a pu mêler du poison aux aliments. Que serait-il arrivé s'il avait réussi à verser son poison dans les plats? Sur les 24 margis ou fourriers présents le soir, seuls 2 n'ont pas été malades: le margis de garde à la poudrière qui avait mangé une heure avant ses camarades, et un margis qui n'a pas mangé de soupe. Cependant « grâce au dévouement des officiers du corps de Santé et à l'influence d'un traitement énergique, les hommes malades furent rapidement hors de danger, [si bien] qu'à l'heure actuelle tous sont en bonne santé ».
Il semblerait que le poison utilisé ait été une potion fabriquée à base de datura. Le Datura stramonium ou Datura Metel encore appelé trompette du jugement appartient à la famille des Solanacées. Les feuilles sont reconnues pour être un poison et un puissant narcotique. Son ingestion provoque des intoxications, dans certains pays, les fleurs et les graines sont utilisées pour leurs propriétés hallucinogènes. Ses alcaloïdes ont des effets semblables à l'atropine. La symptomatologie est dominée par des signes neurologiques, de la fièvre, de la tachycardie, une grande soif et la sécheresse de la bouche. Les personnes ayant ingéré du Datura présentent des troubles du comportement, délirent ou ont des hallucinations, dans tous les cas une confusion mentale. Le datura agit aussi sur la vue. Les conséquences de l'ingestion peuvent être mortelles. Pour le général Piel, « il semble bien ressortir très nettement qu'il y eût attentat criminel, une instruction est d'ailleurs ouverte dont il y a lieu d'attendre le résultat. Mais déjà si l'on rapproche les événements signalés ci-dessus des graves soupçons qui pesaient depuis plusieurs jours déjà sur certains militaires indigènes de la garnison de Hanoi, on est amené naturellement à penser que ces militaires ne sont pas étrangers à l'attentat dirigé contre nos soldats européens ». Le général continue en confirmant qu'il a donné l'ordre d'arrêter les individus incriminés et de les traduire devant la commission criminelle.
En Annam et au Tonkin, les juridictions indigènes subsistent (Girault Arthur, Principes de colonisation et de législation coloniale, Sirey 1929) et « c'est seulement dans certains cas déterminés que les indigènes et assimilés sont justiciables des tribunaux français». Des restrictions sont apportées dans le traité de 1874 puis dans celui de 1881. En 1888, des magistrats de carrière ouvrent des tribunaux à Haïphong et Hanoï. Dès lors la justice française empiète sur le domaine de la justice indigène.
Le résident supérieur récupère les pouvoirs donnés par le roi d'Annam au Kinh-Loc en cas d'appel et une chambre d'appel est créée en 1905 composée de 3 magistrats français et de 2 mandarins.
En l'espèce, vu le type de condamnation infligée, c'est la justice indigène qui s'applique. Justice militaire rendue par la justice traditionnelle (à la sauce française), les dossiers du procès sont à retrouver pour étudier les systèmes de défense des accusés, le réquisitoire de la justice indigène. Aujourd'hui nous n'en avons que le résultat: les accusés sont condamnés et exécutés. Combien de personnes ont-elles été inculpées? Quelles furent les condamnations ? Ces points restent encore à éclaircir.
Bien avant Paris-Match, les photographes et les journalistes savaient utiliser le "choc des photos". La série de cartes postales dont nous présentons quelques exemples en est la preuve. Nous pouvons ainsi assister au déroulement de l’exécution. Une carte postale montre les « criminels inculpés dans le complot des empoisonneurs à la barre de justice dans la prison »
Nous disposons pour l'exécution du 8 juillet d'une carte présentant les têtes coupées de trois des « empoisonneurs » du 27 juin. Il s'agit du Caï 40, du Doï 16, c'est-à-dire Nguyên Tri Binh, et du Doï 1585, Duong Van Bé.
Il faut dissocier, à mon avis, les empoisonneurs — les cuisiniers et les marmitons— des agitateurs militaires. Cette première vague d'exécution concerne les militaires qui ont incité leurs camarades à la révolte, ceux que j'appellerai « Les jambières rouges ». Les documents conservés aux Archives du Service Historique de l'Armée de Terre comportent de nombreuses confusions sur les matricules et les noms, de sorte qu'il est bien difficile d'établir l'identité exacte des condamnés.
Nous disposons en revanche d'éléments plus sûrs et plus nombreux sur la série du 6 août
Les deux premières cartes postales sont très certainement annotées de la main d'un témoin oculaire. Le protocole en place semble être le protocole traditionnel indigène puisque les condamnés seront décapités au sabre selon les traditions des royaumes de Chine et d'Annam. On peut supposer que des militaires français dans la même situation auraient été fusillés. À cela s'ajoute un reportage photographique comprenant une série de 12 cartes photo au moins, éditées par R.Bonal Photo-Editeur Haïphong, qui nous présente les derniers instants de trois des condamnés du 27 juin. La série est datée et située: Hanoï 6 août 1908. La carte portant le numéro 1 présente « Le cuisinier empoisonneur Hai-Hien et le brigadier Caï 643 sortant de la prison pour aller au supplice »
Ils sont encadrés par des militaires français en grand uniforme. Le scripteur anonyme rajoute les noms: Nguyên Duc brigadier, Vu Van Thuân, marmiton, Nguyên Van Truyên, dit Hai-Hien, cuisinier. Des civils européens et indigènes massés à la sortie de la prison regardent les condamnés.
Sur le cliché n° 2, « Les condamnés sont attachés aux piquets » . Les noms sont à nouveau écrits au dessus de chacun des hommes à genoux. Au premier plan se trouve Hai-Hien. Les porteurs de sentence accompagnent le cortège. Sur des affiches, en caractère chinois, les faits reprochés et les sentences sont inscrits. Ces panneaux sont plantés devant les hommes agenouillés afin qu'ils puissent une dernière fois voir les raisons de leurs peines. Ces panneaux escorteront ensuite les corps et seront plantés sur les tombes. Personne ainsi ne pourra ignorer les raisons de l'exécution. Que ceci serve d'exemple ! En arrière plan, devant la butte du champ de tir les troupes sont alignées.
Une fois les panneaux mis en place, quelqu'un lit les sentences, les suppliciés sont mis à genoux et livrés aux bourreaux. Le cliché n° 4 est pris à « L'instant de la décollation »
Puis les bourreaux, pour prouver que la sentence est exécutée, lancent la tête en l'air
Les corps sont ensuite mis en bière devant les autorités civiles et militaires et devant un parterre de journalistes et de photographes. La tête est aussi mise dans la bière.
Les cercueils sont chargés dans une charrette à cheval et accompagnée par une escorte de chasseurs annamites à cheval , le cortège gagne le village du Papier.
Les corps sont inhumés derrière le poste de la garde indigène
Ce lieu est très certainement choisi pour éviter que le site devienne un lieu de dévotion et de pèlerinage La dernière photo de la série présente les bourreaux, les porteurs de sentences et le personnel fossoyeur, la pelle sur l'épaule. En arrière plan, dans une calèche à cheval, une élégante en capeline s’apprête à rentrer chez elle.
Une autre série de cartes postales en date du 8 juillet 1908 présente d’une façon beaucoup plus morbide les premiers exécutés. Il s’agit de photos montage pour deux d’entre elles présentant les condamnés en uniforme, la pancarte annonçant la condamnation et la tête après l’exécution suspendu dans un panier accroché à un piquet (Doï 1585, Doï 16) .
L'administration française détruit les structures de la société traditionnelle en s'attaquant à l'administration. Les lettrés, les mandarins perdent de leur pouvoir, les empereurs sont destitués, empoisonnés, déportés en Algérie, à Tahiti. Les repères sociaux s'effacent. Des militaires, des intellectuels, des lettrés, refusant la perte des avantages liés à leur grade, ressentent l'ordre établi par le nouveau maître comme une "perte de face".
Pour ces multiples raisons, ils vont entrer en rébellion. Des intellectuels partent au japon pour se former, d'autres prennent les armes. Le pouvoir central ne parvient plus à contrôler les provinces, les chefs de guerre, les pavillons noirs en profitent pour s'approprier la terre et la mer.
La province d'Annam vassale de la Chine hésite entre la France et son suzerain. L'Empereur laisse faire les Pavillons noirs. Le Commandant Rivière, avec 3 canonnières, embarquant 580 Française et 25 tirailleurs annamites, reprend Hanoï et rétablit l'ordre. Mais il est tué avec 29 hommes lors d'une sortie au Pont-de-papier le 19 mai 1883.
Une escadre forte de 4000 hommes aux ordres de l'Amiral Courbet bombarde Hué et reconquiert le Tonkin. Les traités de Hué et de Tientsin règlent de façon provisoire le sort de l'Annam et du Tonkin et les relations françaises avec la Chine. Cependant l'impératrice Tseu-Hi refuse de reconnaître le traité et suite à plusieurs affrontements, l'état de guerre avec la Chine est reconnu. L'action de la marine se trouve un moment limitée par le manque de charbon et le refus des Britanniques de mettre à notre disposition leurs stocks. Finalement Courbet attaque Formose et détruit la flotte chinoise devant Fou-Tcheou (Fuzhou).
Les événements de Langson malgré la défaite des troupes chinoises poussent Clémenceau et les anticolonialistes à profiter de leur avantage. Ferry démissionne, bien que la Chine accepte finalement de signer le second traité de Tien-tsin (Tianjin) qui confirme les positions françaises sur l'Indochine de l'Est.
Le Vietnam est connu à l'époque pour ses fumeries d'opium (le tiers des ressources de la colonie!) et pour son administration traditionnelle aux mains des mandarins. Archaïsme tribal, corruption, avantages, les lettrés voient avec l'arrivée du colonisateur leur échapper leurs sources de revenus et leurs pouvoirs. Des troupes armées, les Pavillons noirs écument terre et mer et contrôlent des régions entières. Le gouverneur général d'Indochine promulgue un décret pour restructurer le mécanisme d'organisation des villages en 1904. Cela représente une profonde ingérence, qui traduit la volonté de créer une nouvelle classe de propriétaires terriens censés remplacer les précédents. La résistance naît de toutes ces causes.
Des révoltes sporadiques éclatent en Annam
menées par Thôn Thât Thuyêt, l'un des deux mandarins régents. Au Tonkin, entre Delta et frontière chinoise, les troupes françaises s'épuisent à courir après un ennemi invisible et insaisissable: Dê-Tham. Le Dê-Dôc (général) Truong Van Tham, surnommé le Dê-Tham ou "Tigre sacré de Yên-Thê", se soulève contre les envahisseurs et réussit à contrôler plusieurs régions. En 1894, les Français signent avec lui un accord de paix en lui cédant 22 villages dans la région de Yên-Thê. Il établit son QG à Cho-Cho. Sporadiquement, il mène quelques révoltes pour obtenir de nouveaux avantages.)
Gallieni et les administrateurs des territoires militaires appliquent la politique de la « tâche d'huile » basée sur la mise en place de postes militaires, la pacification de la zone et la mise en place de nouveaux postes en avant des premiers. La victoire japonaise sur les Russes en 1905 prouvent que des asiatiques formés aux techniques modernes peuvent rivaliser avec les Européens. Au Tonkin, le Dê-Tham, suite à des revers militaires et à une nouvelle stratégie politique, fait sa première soumission.
Forteresse de Hanoï le 27 juin 1908, 4ème régiment d'artillerie coloniale
"A la soupe!"Tout semble calme en cette fin de journée dans les quartiers du régiment d'artillerie, au coeur de la forteresse de Hanoï. Le clairon vient de sonner la soupe et les hommes gagnent tranquillement qui la pension des adjudants et des maréchaux des logis chefs, qui la popote des maréchaux des logis et fourriers, qui enfin l'ordinaire de la troupe. Les menus sont évidemment différenciés selon les grades. Les adjudants après une soupe aux pommes de terre, auront du veau en ragoût, des haricots au jus, du poulet rôti. L'ordinaire de la troupe est composé de soupe grasse, de bœuf aux carottes, de macédoine de légumes, de poisson au gratin, de veau rôti.
Arrêtons-nous plus particulièrement sur le menu de la popote des Maréchaux des Logis (pour simplifier, ils seront appelés margis) et des fourriers. Une soupe grasse suivie d'un bouilli aux légumes, puis du canard aux navets, des pommes de terre sautées, des tomates farcies, du veau rôti et enfin en dessert des bananes (Réponses aux questionnaires contenu dans la note de service n°6335 du général commandant supérieur en date du 28 juin 1908).
Traditionnellement, l'intendance se fournit au marché, le bœuf et le veau sont achetés à la boucherie Loisy. Et comme à l'habitude la totalité des aliments semble fraîche au moment de l'achat.
Les cuisines sont séparées en fonction des grades. La cuisine des adjudants est préparée par un cuisinier indigène sous la surveillance d'un chef de popote, celle des margis par un canonnier indigène sous le contrôle d'un cuisinier européen et du margis chef de popote (Réponses aux questionnaires contenu dans la note de service n°6335 du général commandant supérieur en date du 28 juin 1908).
Les cuisines de la troupe sont au nombre de deux, elles sont accolées. Les repas sont préparés par un cuisinier et un aide indigène sous la surveillance d'un canonnier européen affecté à chaque local et sous la très haute surveillance du brigadier d'ordinaire. Les cuisines sont éloignées des pensions, popotes et ordinaires d'environ une cinquantaine de mètres. Les plats sont amenés par des canonniers indigènes ou des boys. Pour les sous-officiers, le vin est servi en bouteille cachetée. Pour la troupe, le vin est touché chaque jour aux subsistances et les boys le mettent en bouteille et le portent au réfectoire. Le café et le thé sont préparés par des européens.
Donc le régiment s'apprête à passer à table. Le repas se déroule bien, sans appréciations spéciales. En fin de soirée, les premiers signes de malaises apparaissent chez les margis. Certains même délirent. Le service de santé est immédiatement informé. Indigestion, mauvaise qualité des produits? Empoisonnement? Rien en ce 27 juin au soir ne permet d'avancer une hypothèse. Seule constatation, les hommes qui ont mangé à la petite soupe (prisonniers et hommes de garde) n'ont pas été malades. L'adjudant Lamotte écrit le 28 juin (Adjudant Lamotte au lieutenant colonel commandant le régiment): « Un cas d'empoisonnement général s'est produit au régiment dans la soirée du 27 courant à la suite d'ingestion d'aliments préparés d'une façon plus ou moins suspecte. Certains bruits qui courent ayant éveillé ma méfiance, mes soupçons se portèrent immédiatement sur tous les indigènes (tant Linhs que civils) employés de près ou de loin au service des cuisines. Il était trop tard dans la soirée du 27 pour me permettre de faire l'enquête nécessaire, qui aurait pu préciser davantage mes soupçons. »
Lettre anonyme et dénonciation
Huit jours avant la série d'empoisonnement, le général commandant l'artillerie, avait reçu une lettre anonyme:« Aujourd'hui presque tous les habitants dont la plupart des employés et des militaires indigènes sont d'avis pour la révolution et voici le tracé de leur plan: dans les postes de milice, les miliciens attaquent les gardes principaux, les résidents de France et leur personnel européen. Aux tirailleurs, les soldats indigènes, au lieu de combattre les révoltés paysans, tirent sur les soldats d'infanterie [...] ainsi les maréchaux des logis Duong Van Bé, (n° matricule 1585) et Nguyên Tri Binh, (n° matricule 16) sont les chefs de la révolution pour les militaires. Ils sont en correspondance avec Monsieur le Dê-Tham. »
L'auteur continue en indiquant que le 13 juin au cours d'une réunion dans la compagnie, ils ordonnaient aux canonniers indigènes de mettre leurs jambières rouges (signe de reconnaissance et de ralliement au soulèvement) en attendant le signal des révoltés civils. Le plan est simple: tuer tous les Européens et s'emparer du dépôt d'armes. De même, dans l'artillerie, un canonnier indigène Nguyen Dac Ngo (n° mle 643) de la 14ème batterie pousse les canonniers à se révolter.
L'attaque des civils en ce 13 juin est reportée, les artilleurs enlèvent leurs jambières, mais qu'importe, « nous attaquerons la prochaine fois les Européens dans leur sommeil ou pendant leur absence du quartier. »
L'auteur (ou peut-être les auteurs?) de la lettre anonyme justifie ensuite sa lettre par le fait qu'il est trop engagé vis-à-vis des Français pour espérer ne pas subir de vengeance de la part des rebelles. Pour le dénonciateur, « les excitations sont venues à leur plus haut degré, parce que les prétendants à la révolution viennent d'apprendre les dégâts qui se sont produits à la frontière du Yun-Nan sur frontière du Tonkin. Pendant que les réformistes chinois entrent au Tonkin, les Tonkinois commencent leurs attaques. »
Par ailleurs, le 24 juin, le lieutenant Delmond-Bebet rend compte du comportement étrange d'un Maréchal des logis indigène Nguyên Tri Binh de la 6ème compagnie d'ouvriers et d'un brigadier du 4ème d'artillerie, Duong Van Bé. À peine entrés dans une blanchisserie, informés par une femme de la présence d'un officier européen à proximité, les deux hommes repartent en pousse immédiatement. Le lieutenant suppose que cette blanchisserie est un centre de propagande, car une grande partie des canonniers indigènes du 4ème, vient y faire laver son linge.
Où il faut se méfier de la sauce...
Dans l'après-midi du 27 juin, le cuisinier des adjudants témoigne: « Vers six heures du soir, le cuisinier des brigadiers et canonniers, vint le trouver avec un plat de sauce, qui, prétendait-il, devait donner aux aliments un goût excellent et lui proposant d'en mettre dans les plats qu'il préparait, notre cuisinier refusa, disant que sa sauce était préparée déjà, il le remerciait de sa bonne grâce ». Il n'y aura pas de sauce dans leurs plats.Le cuisinier des margis interrogé lui aussi déclare « Ayant eu à m'absenter de la cuisine vers 5 heures du soir, pour une revue d'armes, il aurait trouvé à son retour, le cuisinier des brigadiers et canonniers dans la cuisine des margis et fourriers. L'ayant interrogé sur sa présence, celui-ci lui aurait répondu qu'il venait lui demander un peu de bouillon pour le brigadier d'ordinaire indisposé; le cuisinier des margis et fourriers aurait refusé de lui donner le bouillon; alors le cuisinier des brigadiers et canonniers passants outre, aurait plongé un petit pot qu'il tenait à la main dans la marmite à bouillon et se serait servi quand même.» L'adjudant Lamotte dans son rapport juge son récit un peu suspect. Le cafetier confirme que le cuisinier des brigadiers est arrivé tenant un petit pot entre les mains. Dans le pot, un liquide de couleur café, soit disant une sauce. Le cuisinier des margis aurait refusé. Passant outre ce refus, il aurait versé le contenu dans la soupe et dans le canard aux navets. Le marmiton quant à lui affirme avoir vu le cuisinier vers 3 heures et confirme les dires du cafetier.
L'adjudant Lamotte constate aussi que les garçons de table et les boys qui mangent les restes des aliments s'en sont abstenus (3 canonniers indigènes et 2 marmitons). Le seul qui en ait mangé a ressenti les mêmes symptômes que les sous-officiers. Le cuisinier des adjudants qui a mangé du canard aux navets a également été trouvé malade.
Le lendemain, au rapport, le cuisinier des hommes de troupe, un certain Nguyên Van Ngoc est absent, supposément en fuite. Les soupçons, outre le fugitif, porte sur Nguyên Van Thuc, soldat mle 1875), Nguyên Van Vinh, marmiton, et Hoang Van Hai, cafetier.
Le 3 juillet, dans son rapport, aux ministres de la guerre et des colonies, le général Piel déclare que vers huit heures du soir, dans la soirée du 27 juin, le commandant Grimaud était prévenu par l'intermédiaire de la mission catholique qu'un coup de main serait tenté le soir même. Dans le même temps, le résident supérieur informe le général de rassemblements suspects aux abords de la ville.
Des mesures sont immédiatement prises et devant l'activité déployée dans la citadelle, les insurgés se replient. Aucun adjudant n'a été malade du fait que l'auteur de la tentative d'empoisonnement n'a pu mêler du poison aux aliments. Que serait-il arrivé s'il avait réussi à verser son poison dans les plats? Sur les 24 margis ou fourriers présents le soir, seuls 2 n'ont pas été malades: le margis de garde à la poudrière qui avait mangé une heure avant ses camarades, et un margis qui n'a pas mangé de soupe. Cependant « grâce au dévouement des officiers du corps de Santé et à l'influence d'un traitement énergique, les hommes malades furent rapidement hors de danger, [si bien] qu'à l'heure actuelle tous sont en bonne santé ».
Il semblerait que le poison utilisé ait été une potion fabriquée à base de datura. Le Datura stramonium ou Datura Metel encore appelé trompette du jugement appartient à la famille des Solanacées. Les feuilles sont reconnues pour être un poison et un puissant narcotique. Son ingestion provoque des intoxications, dans certains pays, les fleurs et les graines sont utilisées pour leurs propriétés hallucinogènes. Ses alcaloïdes ont des effets semblables à l'atropine. La symptomatologie est dominée par des signes neurologiques, de la fièvre, de la tachycardie, une grande soif et la sécheresse de la bouche. Les personnes ayant ingéré du Datura présentent des troubles du comportement, délirent ou ont des hallucinations, dans tous les cas une confusion mentale. Le datura agit aussi sur la vue. Les conséquences de l'ingestion peuvent être mortelles. Pour le général Piel, « il semble bien ressortir très nettement qu'il y eût attentat criminel, une instruction est d'ailleurs ouverte dont il y a lieu d'attendre le résultat. Mais déjà si l'on rapproche les événements signalés ci-dessus des graves soupçons qui pesaient depuis plusieurs jours déjà sur certains militaires indigènes de la garnison de Hanoi, on est amené naturellement à penser que ces militaires ne sont pas étrangers à l'attentat dirigé contre nos soldats européens ». Le général continue en confirmant qu'il a donné l'ordre d'arrêter les individus incriminés et de les traduire devant la commission criminelle.
L'histoire en cartes postales
L'éditeur des cartes postales est Bonal Photo-Editeur à Haïphong
Bonal est un photographe de Haïphong . Les clichés de Bonal sont souvent des photos-reportages édités en cartes postales, comme la capture du chef pirate Dong Bao Dinh, par exemple.
L’atelier est installé rue Paul-Bert à Haiphong. La collection compte plus d’une centaine de numéros, dont certaines paraissent encore en 1917.
Bonal se rend parfois spécialement dans certaines villes : ainsi le 14 juillet 1907, il est à Langson pour photographier les jeux mis en place à l’occasion de la fête nationale.
Il a également réalisé une série de clichés au Yunnan. Le reportage sur les exécutions des condamnés de la révolte de 1908 mériterait la devise le poids des mots, le choc des photos.
En Annam et au Tonkin, les juridictions indigènes subsistent (Girault Arthur, Principes de colonisation et de législation coloniale, Sirey 1929) et « c'est seulement dans certains cas déterminés que les indigènes et assimilés sont justiciables des tribunaux français». Des restrictions sont apportées dans le traité de 1874 puis dans celui de 1881. En 1888, des magistrats de carrière ouvrent des tribunaux à Haïphong et Hanoï. Dès lors la justice française empiète sur le domaine de la justice indigène.
Le résident supérieur récupère les pouvoirs donnés par le roi d'Annam au Kinh-Loc en cas d'appel et une chambre d'appel est créée en 1905 composée de 3 magistrats français et de 2 mandarins.
En l'espèce, vu le type de condamnation infligée, c'est la justice indigène qui s'applique. Justice militaire rendue par la justice traditionnelle (à la sauce française), les dossiers du procès sont à retrouver pour étudier les systèmes de défense des accusés, le réquisitoire de la justice indigène. Aujourd'hui nous n'en avons que le résultat: les accusés sont condamnés et exécutés. Combien de personnes ont-elles été inculpées? Quelles furent les condamnations ? Ces points restent encore à éclaircir.
Bien avant Paris-Match, les photographes et les journalistes savaient utiliser le "choc des photos". La série de cartes postales dont nous présentons quelques exemples en est la preuve. Nous pouvons ainsi assister au déroulement de l’exécution. Une carte postale montre les « criminels inculpés dans le complot des empoisonneurs à la barre de justice dans la prison »
On y voit une douzaine d'hommes, la tête prise dans des cangues, les pieds passés dans les trous d'une planche de bois, l'air résigné.Attente du jugement? Attente de la sentence? Le jugement est très rapide car dès le 8 juillet les premières condamnations sont mises en œuvre. Quelles sont-elles ? Qui fut condamné? Les seules certitudes en la matière sont fournies par les séries de cartes postales éditées en juillet et août 1908.
Nous disposons pour l'exécution du 8 juillet d'une carte présentant les têtes coupées de trois des « empoisonneurs » du 27 juin. Il s'agit du Caï 40, du Doï 16, c'est-à-dire Nguyên Tri Binh, et du Doï 1585, Duong Van Bé.
Il faut dissocier, à mon avis, les empoisonneurs — les cuisiniers et les marmitons— des agitateurs militaires. Cette première vague d'exécution concerne les militaires qui ont incité leurs camarades à la révolte, ceux que j'appellerai « Les jambières rouges ». Les documents conservés aux Archives du Service Historique de l'Armée de Terre comportent de nombreuses confusions sur les matricules et les noms, de sorte qu'il est bien difficile d'établir l'identité exacte des condamnés.
Nous disposons en revanche d'éléments plus sûrs et plus nombreux sur la série du 6 août
Les deux premières cartes postales sont très certainement annotées de la main d'un témoin oculaire. Le protocole en place semble être le protocole traditionnel indigène puisque les condamnés seront décapités au sabre selon les traditions des royaumes de Chine et d'Annam. On peut supposer que des militaires français dans la même situation auraient été fusillés. À cela s'ajoute un reportage photographique comprenant une série de 12 cartes photo au moins, éditées par R.Bonal Photo-Editeur Haïphong, qui nous présente les derniers instants de trois des condamnés du 27 juin. La série est datée et située: Hanoï 6 août 1908. La carte portant le numéro 1 présente « Le cuisinier empoisonneur Hai-Hien et le brigadier Caï 643 sortant de la prison pour aller au supplice »
Ils sont encadrés par des militaires français en grand uniforme. Le scripteur anonyme rajoute les noms: Nguyên Duc brigadier, Vu Van Thuân, marmiton, Nguyên Van Truyên, dit Hai-Hien, cuisinier. Des civils européens et indigènes massés à la sortie de la prison regardent les condamnés.
Sur le cliché n° 2, « Les condamnés sont attachés aux piquets » . Les noms sont à nouveau écrits au dessus de chacun des hommes à genoux. Au premier plan se trouve Hai-Hien. Les porteurs de sentence accompagnent le cortège. Sur des affiches, en caractère chinois, les faits reprochés et les sentences sont inscrits. Ces panneaux sont plantés devant les hommes agenouillés afin qu'ils puissent une dernière fois voir les raisons de leurs peines. Ces panneaux escorteront ensuite les corps et seront plantés sur les tombes. Personne ainsi ne pourra ignorer les raisons de l'exécution. Que ceci serve d'exemple ! En arrière plan, devant la butte du champ de tir les troupes sont alignées.
Une fois les panneaux mis en place, quelqu'un lit les sentences, les suppliciés sont mis à genoux et livrés aux bourreaux. Le cliché n° 4 est pris à « L'instant de la décollation »
Puis les bourreaux, pour prouver que la sentence est exécutée, lancent la tête en l'air
Les corps sont ensuite mis en bière devant les autorités civiles et militaires et devant un parterre de journalistes et de photographes. La tête est aussi mise dans la bière.
Les cercueils sont chargés dans une charrette à cheval et accompagnée par une escorte de chasseurs annamites à cheval , le cortège gagne le village du Papier.
Les corps sont inhumés derrière le poste de la garde indigène
Ce lieu est très certainement choisi pour éviter que le site devienne un lieu de dévotion et de pèlerinage La dernière photo de la série présente les bourreaux, les porteurs de sentences et le personnel fossoyeur, la pelle sur l'épaule. En arrière plan, dans une calèche à cheval, une élégante en capeline s’apprête à rentrer chez elle.
Une autre série de cartes postales en date du 8 juillet 1908 présente d’une façon beaucoup plus morbide les premiers exécutés. Il s’agit de photos montage pour deux d’entre elles présentant les condamnés en uniforme, la pancarte annonçant la condamnation et la tête après l’exécution suspendu dans un panier accroché à un piquet (Doï 1585, Doï 16) .
Deux cartes postales montrent la tête du brigadier Caï 40 dans un panier avec la pancarte annonçant la condamnation . Sur la dernière carte, le panier contenant la tête du supplicié est porté par deux indigènes au-dessus de la même pancarte.
L'événement inspira également des artistes, comme ce dessinateur qui met en valeur le rapport colonial avec l'indigène, mais aussi les tensions avec la métropole, et le rôle, déjà, de l'image photographique . C'est cette analyse assez complexe qui lui vaut de servir d'enseigne à ce site.
Le Dé Tham, héros national
Le Dé-Tham est aujourd'hui considéré comme un héros national au Vietnam. En 1909, l'armée française lance une grande opération pour investir Cho-Cho. Le Dé-Tham vaincu fuit dans la forêt. Sa tête est mise à prix 25 000 piastres. Ce sont trois aventuriers chinois, attirés par l'appât du gain, qui le décapitent dans son sommeil le 10 février 1913. Cette triste fin contraste avec sa glorieuse destinée posthume. Les nationalistes vietnamiens l'ont très tôt considéré comme leur prédécesseur. Le Vietnam indépendant a donné son nom à quelques artères de ses grandes villes. Quant aux protagonistes de 'l'affaire des empoisonneurs", ils auraient sans doute été oubliés, n'étaient les photos de leur supplice, diffusées en carte postale. Ce qui fut sans doute conçu comme instrument d'infamie et de dérision perpétue aujourd'hui leur souvenir, et éveille la curiosité des jeunes vietnamiens qui redécouvrent à travers ces cartes postales une part de leur histoire.
Sources
Sources
- SHAT Incidents et événements à Hanoï en juin et juillet l908 ( 15 h 98 d.1).
- Pièce I
- Lettre anonyme dénonçant les actions des margis Duong Van Be (1585) et Nguyen Tri Binh (16)
- Pièce 2
- Rapport du lieutenant Delmond-Bebet sur les visites du maréchal des logis (16) Nguyen Tri Binh et du maréchal des logis (1585) Duong Van Be à un blanchisseur.
- Pièce 3
- Le gouverneur résident du Tonkin au Général de division Cdt l'Indochine
- Pièce 4
- Rapport de I'adjudant Lamotte au sujet d'un cas d'empoisonnement généraI
- Réponse au questionnaire
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