Il roule et il tangue. Les 20 nœuds de vents, un peu moins de 40 km/ h, et le double en rafales, ont démonté la mer dès la sortie de la rade de Toulon, secouant le sous-marin Casabianca dans tous les sens. «Le pire, c’est à l’arrière, ils font des huit», professe un officier hissé sur le «kiosque», ce point culminant où prend place le commandant pour les manœuvres. Bientôt, les mâchoires d’acier se refermeront, les guetteurs emprunteront les trois échelles qui transpercent le bâtiment et regagneront leur poste. Les 2 900 tonnes du Casabianca retrouveront alors le confort des profondeurs. Mais les abîmes sont loin d’être un havre de paix. «Sous l’eau, il se passe beaucoup de choses en ce moment», déclarait récemment l’amiral Nicolas Vaujour, de l’état-major. Le haut gradé n’a cité aucun Etat, mais l’allusion était claire. Depuis 2015 au moins, les relations dégradées avec la Russie ont provoqué des répliques maritimes, surtout en Méditerranée. Des sous-marins russes rôdaient autour du porte-avions Charles-de-Gaulle en 2015 et 2016, trop près au goût des autorités françaises. En surface, la frégate française stationnée en permanence au large de la Syrie a été survolée à huit reprises entre septembre 2017 et avril 2018, selon le chef d’état-major de la marine. A bord du Casabianca, sur lequel nous avons embarqué 24 heures, ces tensions ne transparaissent que dans les anecdotes et demi-confidences, consigne ayant été donnée à l’équipage de n’en souffler mot.






90 m² habitables

Le bâtiment appartient à l’escadrille des six sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), stationnés à Toulon lorsqu’ils ne sont pas en mission dans les eaux froides de l’Atlantique Nord ou plus chaudes de la Méditerranée. Bien que propulsés par l’énergie nucléaire, ils n’emportent pas l’arme atomique, contrairement aux quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), basés à Brest. Comme les cinq autres de sa génération, mis à l’eau au milieu des années 80, le Casabiancaembarque des torpilles et des missiles antinavires. Uniquement des armes dirigées contre des cibles en mer. Leurs successeurs seront équipés de missiles de croisière pour frapper au sol. «Un outil de puissance nouveau», se réjouit d’avance le capitaine de corvette Nicolas Faure, commandant du «Casa». Pour l’heure, il doit bien le reconnaître : les armes ont de très fortes chances de rester là où elles sont, aucun sous-marin français n’ayant tiré, sauf exercice, depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les SNA servent surtout pour le renseignement. «Nous avons les moyens d’observer longtemps sans être repérés et sans modifier l’environnement», dit le commandant Faure.





«On est fermé», lance une voix. Etanche ? «Fermé. Etanche, on verra»,nous réplique sérieusement un officier. Les ballasts se remplissent d’eau, le Casabianca plonge. Il reste un temps à «l’immersion périscopique», quelques mètres sous la surface, juste assez pour étendre son œil sans être vu. La technique a, par exemple, été utilisée pendant la guerre contre la Libye de Kadhafi en 2011 pour suivre les mouvements dans les ports. Bonne nouvelle : le bateau est hermétique, la ronde n’a révélé aucune voie d’eau. Le sous-marin se penche à nouveau et s’enfonce. Les corps en combinaison bleue attrapent ce qu’ils peuvent, les plus habitués s’équilibrent sur leurs pieds. Le Casabianca se stabilise à 50 mètres sous la surface.




Dans la «tranche Delta», où s’entassent les torpilles, les sous-mariniers ont colonisé l’espace pour installer des couchettes, afin que chacun des 75 membres d’équipage ait son propre lit, évitant ainsi la désagréable «bannette chaude», le passage de relais dans la même couche. Entre les sortes de grandes étagères à missiles et les tubes de lancement, verrouillés par d’épaisses trappes métalliques, se sont glissés un vélo d’appartement et un sac de frappe. De quoi rester en forme pendant les plongées : 45 jours maximum sans voir le ciel - au-delà, il faut refaire le plein en vivres. Il n’y avait pas de place ailleurs, dans les 90 m² habitables, partagés entre deux niveaux. En bas : les armes, les chambres (qui comptent entre 11 et 16 couchettes), des toilettes, la cafétéria et la cuisine, puis la «chaufferie» (ni plus ni moins qu’une centrale nucléaire qui se promène sous l’eau). En haut : le poste central de navigation et d’opération, soit le cerveau du bâtiment, les chambres des officiers - le commandant dort seul - et leur «carré», qui sert à la fois d’espace repas et de salle de réunion.





Coupé du monde extérieur avec lequel il ne peut communiquer sous l’eau, le sous-marin n’est plus guidé que par ses propres capteurs. C’est le rôle de ceux qu’on appelle pompeusement les «oreilles d’or», qui font face à des oscillations fluos. Des capteurs équipent l’avant, les flancs, et l’arrière du sous-marin lorsqu’il tire une longue antenne. Ces «senseurs» attrapent les sons, reproduits graphiquement sur une demi-douzaine d’écrans scrutés par les opérateurs chargés de transformer le bruit en image, rendre intelligible l’abstraction des courbes vertes. C’est un peu Matrix en vrai et sous les mers.



20 000 heures de plongée


Le premier opérateur, «l’écouteur», trie entre trois grandes catégories : les «biologiques» (les animaux donc), les navires marchands, les bâtiments militaires. Des sons faciles à reconnaître pour les crevettes qui crépitent, relativement aisés pour les tankers ou ferrys (suffisamment bruyants pour qu’on entende les hélices tourner, voire pour qu’on les compte), autrement plus difficiles s’agissant des habitants discrets des profondeurs. On n’a pas réussi à entendre le sous-marin russe dont on nous a fait écouter un enregistrement au casque (et dont on ne saura pas où et quand il a été capté). «Chaque bateau a un son unique», insiste l’un des opérateurs sur le ton de l’évidence. Même des modèles identiques de navire ont une «signature acoustique» différente selon qu’ils sont employés dans la marine de tel ou tel pays. Les veilleurs, les classificateurs ou les analystes interviennent pour affiner, jusqu’à déterminer de quel bâtiment il s’agit. Toujours grâce à l’étude des sons et de leur propagation dans l’eau, les opérateurs déduisent les positions des navires alentour.
Le Casabianca ronronne tranquillement à environ 16 nœuds, quelque part entre le continent et la Corse. Alors que minuit approche, la présence est réduite au minimum : un tiers de l’équipage. La lumière des coursives est passée au rouge depuis quelques heures déjà. A 8 heures, l’interrupteur rebasculera sur le jaune. Mais au milieu des oscillations, un point clair interpelle les «oreilles d’or». Les sous-mariniers appellent «transitoires» ces bruits soudains et inexpliqués. S’agit-il d’un «biologique», de travaux sous les mers, voire d’un autre sous-marin ? L’analyste écoute en boucle le son, aussitôt enregistré et comparé à sa banque de bruits identifiés. Cette bible acoustique constitue un trésor du bord, jalousement gardé par chaque marine nationale. Ce «transitoire»-là restera inexpliqué.

Pendant la durée des missions, les hommes sont condamnés à vivre ensemble, les uns sur les autres. Avec pour rare distraction une Playstation 4 et deux télés qui diffusent des films - sauf opération sensible en cours. «Ce n’est pas humain de faire ce qu’on fait», lâche le second maître O. (1), 20 000 heures de plongée au compteur depuis 2006. Chaque membre peut correspondre par écrit avec sa famille environ une fois par semaine. Tout est lu par le commandement, les nouvelles filtrées. Surtout les mauvaises. Nicolas Faure se souvient avoir appris l’attentat de Nice trois semaines après, lors d’une escale. La hiérarchie craignait que des victimes figurent dans l’entourage des membres de l’équipage.
«Siestes de 12 minutes»

Pourquoi s’infliger ces plongées pendant environ quatre mois par an ? Et sans tabac, fait-on remarquer au chef de bord qui fume clope sur clope avant de monter. «C’est comme le sexe et l’alcool, on fait sans»,philosophe-t-il (pour être précis, quelques cartons de vins et de champagne ont pris place sous les banquettes du carré des officiers). Au centre des opérations, un sous-marinier invoque le «rapport différent à la hiérarchie», le «meilleur dialogue» : «On est une vraie famille. La promiscuité nous soude. Et puis les missions paraissent beaucoup moins longues qu’en surface.» «Quand les opérations sont dures, le moral est au plus haut», souffle le commandant. Même si les journées sont denses. Découpées en tranches de quatre heures, elles imposent un rythme saccadé aux équipages. «Je fais des siestes de 12 minutes maximum. Après je bascule dans le sommeil profond, j’ai mesuré»,énonce le second maître O. Le temps passé à bord, en plus de faire l’objet d’une prime, compte triple pour la retraite, qui sera donc pleine pour les sous-mariniers après dix-sept ans de service. Alors que l’équipage est très jeune, 25 ans en moyenne pour celui-ci, l’argument convainc paradoxalement les volontaires, à ce jour juste assez nombreux.

La coque craque. Le Casabianca s’est remis à descendre. Cette fois, il va jusqu’à 300 mètres. La pression fait gémir l’acier, qui semble écraser l’air confiné. Officiellement, le sous-marin ne peut aller plus bas ; dans les faits, on l’ignore. Son immersion maximale est confidentielle. Un moyen de conserver une marge et de ne pas dire à l’ennemi où chercher.

(1) L’état-major demande aux militaires de ne s’identifier qu’avec leur prénom et leur grade. Pour éviter toute familiarité, nous n’avons conservé que l’initiale.

Photos Olivier Monge. Myop