19 juin 2023

Pierre Loti Rochefort Dîner Louis XI » du 12 avril 1888 - de la Marine à l'Académie

Dîner Louis XI du 12 avril 1888


Loti fut à la fois père de famille et mari infidèle, amant fougueux et soupçonné d'homosexualité, ami des plus hauts personnages de l'Etat et se déguisant en matelot pour hanter les bas-fonds crapuleux, voyageur séduit par l'Orient et Rochefortais, dessinateur de talent et grand écrivain. 

Dès sept heures, la rue Chanzy fourmille de curieux. Les invités arrivent en voiture, salués par les vivats, et quand ils sont tous présents, l’olifant sonne, les seigneurs offrent le poing aux dames et pénètrent dans la salle à manger gothique. 
Sept heures. Une véritable marée humaine déferle sur les deux trottoirs de la rue Chanzy. À chaque landau qui s’arrête devant la porte, amenant son lot d’invités, des Noël ! frénétiques retentissent.


 Dans le grand salon de famille, M. et Mme Pierre Loti, resplendissants d’étoffes précieuses et de joyaux rares, souhaitent à chacun la bienvenue. [...] Et « cependant qu’on devise de chouses galantes et moult autres’ », voilà que l’olifant sonne. C’est le signal. Les nobles seigneurs offrent le poing aux honnestes dames, et le cortège, précédé par deux cornemuses qui jouent une marche bizarre, se dirige vers la salle à manger. On y pénètre entre deux rangs de valets portant des torches de résine, et chacun gagne sa place marquée d’avance, que lui désigne un chevalier armé de toutes pièces.

Au fond de la salle, une tribune était réservée soit aux musiciens, soit à la représentation des mystères. Des lustres d’une simplicité primitive, des torches ou des chandeliers à longues bougies de cire éclairaient la pièce.
Soudainement, dans un inappréciable lointain, des fanfares d’olifants et de cors éclatent, appels prolongés mêlés de sonneries vibrantes. Pierre Loti, son faucon encapuchonné au poing droit, s’avance donnant la main gauche à dame Diane de Gif, belle et royale. Derrière eux le cortège se forme et marche lentement vers la salle à manger gothique. 


On buvait dans des coupes ou hanaps, et l’on mangeait les mets liquides en des plats de terre ou de métal, avec des cuillers, et les autres sur d’épaisses tranches de pain ou « tranchoirs », avec les doigts, – ce qui obligeait à se laver les mains entre les services. – À cet effet, des serviteurs étaient munis de bassins à laver et de riches aiguières pleines d’eau aromatisée, et pendant que l’un versait, l’autre présentait au convive une « tonaille » ou serviette pour s’essuyer. Les plats étaient posés sur la table par un « asséeur », assisté de varlets qui enlevaient les restes et les remettaient aux écuyers de cuisine.

Pierre Loti s’assied sous un dais, ayant à sa droite la belle Béatrix de Gif ; Mme Loti, sous un dais mêmement, lui fait face, entre Tiel, fou du duc de Bourgogne, et maistre Coictier, physicien du Roy. À ce moment, le coup d’œil est féerique. La vérité des costumes accentue la vérité du décor. C’est bien un coin de la vieille France qui ressuscite dans la mystérieuse vapeur des torches. 


Successivement, avec la lenteur voulue du service, les pages, escuyers et varlets, après avoir tendu pour le lave-mains aiguières et bassins, offrent mets et boissons du temps. 

Le service, reconstitué d’après les documents les plus authentiques, complète l’illusion : sur la longue table jonchée de plantes aux parfums subtils, ce ne sont que hanaps, drageoirs, aiguières, coupes ciselées, etc., parmi lesquels d’épaisses tranches de pain bis remplacent la vaisselle plate. Il n’en allait pas autrement à Plessis-les-Tours. L’olifant sonne, la cornemuse gémit. 

Mais voici venir la « haulte venaison » : un paon tout emplumé, flanqué de quatre hérons et porté sur un brancard, fait triomphalement son entrée au son des cornemuses et de l’olifant. L’assistance éclate en vivats frénétiques devant ce chef-d’œuvre culinaire, – qui n’a point, hélas ! empêché le maître-queux d’être pendu (le voyez-vous là qui flotte en effigie ?) pour manquement à ses devoirs professionnels.


À son heure, au bruit des applaudissements et des Noël ! Noël ! le Paon Revestu entre porté sur un brancard doré par deux écuyers, précédé et suivi de joueurs de cornemuses et de porteurs de torches, et n’est livré à l’écuyer tranchant qu’après avoir accompli sa promenade triomphale par la salle et ses haltes devant chaque plus haulte dame.
À célébrer encore, la promenade triomphale du Paon rosty, porté sur un brancard par quatre valets, précédé d’un chevalier, la visière haute, et suivi de quatre pages et des sonneurs d’olifant et de cornemuse. [...] Mais le bouquet, ç’a été l’émersion, hors d’un pâté gigantesque, d’un clown tout pailleté d’or, qui semblait avoir retrouvé les secrets acrobatiques de ses ancêtres, les jongleurs du bon vieux temps. C’était à donner envie de crier au prodige !

Cependant, apparaît un pâté gigantesque, duquel sort un acrobate au maillot pailleté d’or, et telles sont sa souplesse et son agilité qu’on dirait un soleil en rotation sur lui-même. Et chacun de crier au miracle. D’un autre pâté s’échappe une volée de moineaux. Loti frappe du pied, et d’une trappe surgissent des fous qui dansent une sarabande en agitant leurs marottes.
À leur heure aussi apparaissent des pâtés gigantesques d’où s’élancent un jongleur vert et or, s’ébattant en mille grimaces et bonds, des volées d’oiseaux en un instant enfuies à tire-d’ailes aux poutrelles et aux vitraux


Un superbe prisonnier sarrasin, dont la mâle figure apparaît splendide entre son casque de fer et ses blancs burnous flottants, est conduit enchaîné aux pieds de Loti. C’est quelque Barbaresque, écumeur des côtes, que des guetteurs de Fouras ont surpris et captivé. Le châtelain traite avec lui de sa rançon, lui délie les mains et sur un escabeau lui offre place à la table. Léger en ses lestes vêtements clairs, le manteau sombre traînant, la plume au bonnet et le luth doré à l’épaule, voici venir un ménestrel. Il dit qu’il s’en va à la cour de Bretagne et que passant d’aventure en ce pays d’Aulnis il est venu frapper à l’huis hospitalier de la belle châtelaine. On lui fait accueil, et d’une villanelle il paye son escot.

[...] des pèlerins avec bâtons, coquilles et bourdons, qui viennent de Jérusalem ; des truands culs-de-jalte ou manchots auxquels large charité est faite. D’une trappe quatre fous verts et jaunes bondissent et dansent une sarabande. De sa place Tiel, le noble fou, leur fait de grands gestes amis et agite joyeusement sa marotte. 

Et tout cela est fait et dit si naturellement en viel langaige, si naturellement se croisent les appellations « dame, messire, monseigneur, damoyselle », si naturellement encore on devise entre voisins « du sire d’Armaignac et de monseigneur de Bourgongne, ce fol qui s’en va courir les Alemaignes ». 


Puis Diane de Gif se lève et lit un adorable compliment, à la fois l’éloge de « nostre bon roy Loys le Onziesme et de messire Pierre Loti, le mirificque conteur et l’enchanteur prodigieux ». 
Les « galants propos et joyeulx devis » vont sans chômer. Rien de plus spirituel et de plus joliment tourné que le compliment en vieux « langaige » de Mme Adam à Pierre Loti.

Les tables disparaissent comme par miracle. Après le festin, le ballet. Les nobles seigneurs Pierre Loti, Karageorgevitch, Sémézies et d’Ocagne offrent le poing aux honnestes dames Isaure de Costabel, Mahaut de Montfort, Odette et Gilette de Montguyon. Le violoncelle prélude et la danse des Torches déroule ses anneaux harmonieux. Cela s’appelle ainsi parce que chaque dame et chaque cavalier tient dans sa main droite une torche de résine. Un poème de grâce et d’élégance, avec un point de fantastique qui lui donne un ragoût très particulier, vient à point pour remplacer, dans les salons, la pavane et le menuet, qui s’usent à la longue. 




Une heure de la nuit. Les varlets enlèvent les tables pour faire plus large la salle, les violoncelles plaintivement préludent, les pages distribuent des torches de résine à huit danseurs et danseuses choisis dans la noble assistance et sur une vieille musique, douce et lente, la Danse à la torche commence. Moitié marche, moitié ballet, avec un rien de la pavane et du menuet, majestueuse, harmonieuse et grave, elle déroule sans arrêt ses anneaux lumineux, ses pas compliqués où les cavaliers tournent autour des dames en mille inclinations galantes, ses faisceaux de quatre ou de huit torches, flammes mêlées, et se termine par une figure à la fois élégante et étrange, les hommes genou en terre présentant aux dames leurs torches qu’elles éteignent d’un minuscule hennin. Au-dessus des groupes la fumée épaisse et rougeâtre plane et tourbillonne, l’obscurité mystérieuse de la salle s’en accroît et les danseurs paraissent se mouvoir dans un nuage que traverse une pluie d’étincelles. L’on dirait d’une théorie religieuse, d’une cérémonie latine ou grecque, païenne assurément, pieusement déroulée dans le temple sombre d’une déesse.



Alors, du haut de la tribune où n’atteignent plus les clartés mourantes des cierges, une voix jeune et souple, chaude et émue, laisse tomber un mélancolique noël breton, une vieille, vieille villanelle d’amour. Les notes chantantes traînent dans la salle, meurent le long des lourdes tentures. C’est le chanteur Florentin René d’Yalange semblant jeter ainsi un adieu à la fête qui s’en va, qui s’éteint peu à peu, comme peu à peu s’enfuit un rêve, comme peu à peu au désert s’amollissent et s’évanouissent les couleurs et les formes d’abord si nettes d’un trompeur mirage.
[...] les airs hongrois chantés par le prince Karageorgevitch auraient arraché de bien tendres soupirs à nos grand’mères. 

Après quoi, comme faisaient en leur manoir les châtelaines et leurs pages, on s’est mis à jouer aux jeux innocents... de l’époque. Je recommande aux dames maîtresses de maison le Saint-Coisme et le Capendu, c’est divertissant au possible... 



À la danse succèdent les divertissements du temps, jeux innocents de l’époque, Saint-Coisme ou Capendu, tours de jongleurs. Ici l’on se livre aux jeux de table dans un propice silence, dés, dames, échecs, et là, tout en buvant de l’eaue d’or et goûtant aux espices de chambre, l’on s’attarde à deviser aimablement de choses et autres, anciennes ou non, car un à un hennins et chaperons s’enfuient devant le jour qui approche, et le XIXe siècle revient avec sa mesquinerie cruelle écraser le poétique et beau, le noble siècle quinzième une nuit réveillé de son éternel sommeil.


Une fête médiévale chez Pierre Loti, à Rochefort, le 12 avril 1888

Alain Quella-Villéger

Poitiers

Tablettes des Deux Charentes, Rochefort, 7 avril 1888 12 avril 1888 et 14 avril 1888 

« Le festival Louis XI », L’Univers illustré, n° 292,

 fin avril 1888, 

L’Illustration, 21 avril 1888,. .


« Pierre Loti », La Famille, n° 467, 16 septembre 1888

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