20 février 2024

BRF Jacques Stosskopf

 BRF Jacques Stosskopf Saint-Nazaire 15 février 2024

Jacques Stosskopf 

par René Estienne chef du Centre de documentation et de recherche historique de l'arrondissement maritime de Lorient 



Vingt et un juin 1940. Le port de Lorient, vidé de ses bâtiments de guerre, couvert du lugubre nuage des incendies d'hydrocarbures, quelque peu entravé par diverses destructions, connaît, après une résistance aussi symbolique que meurtrière aux Cinq Chemins de Guidel, ses premières heures d'occupation. 

Celle-ci se traduit par la mise en captivité immédiate de l'amiral de Penfentenyo, préfet maritime, et de tous ses officiers et marins. C'est à l'ingénieur général Antoine, directeur de l'arsenal, que revient la responsabilité du maintien des intérêts français face à un occupant qui affirme sur le champ toute l'importance qu'il accorde à sa nouvelle conquête. 

Parmi les officiers non-combattants qui, chargés de famille, ont reçu l'ordre de rester sur place et n'ont pas été faits prisonniers, l'ingénieur en chef de 1ere classe Stosskopf, directeur des constructions neuves de l'arsenal de Lorient, vient d'administrer des preuves de son énergie et de son sang-froid en faisant installer sur les routes des barrages de tétraèdres fabriqués au départ pour l'armée et en se plongeant, au milieu de l'effondrement général et des plus folles rumeurs, dans la lecture imperturbable de Montaigne. 

L'ingénieur 

Né le 27 novembre 1898 dans le dixième arrondissement de Paris, Jacques Stosskopf a derrière lui une carrière remplie de services importants et signalés. 

Il a fait la Première Guerre mondiale dans l'artillerie. Canonnier au 22e régiment à partir du 16 avril 1917, élève à l'école d'artillerie de septembre à Noël 1917, il gagne la zone des combats jusqu'à la fin des hostilités comme aspirant aux 121e, 133e et 417e régiments. 



Croix de guerre, sous-lieutenant le 23 août 1919, il connaît encore les 154e, 157e, 155e et 13e régiment d'artillerie de campagne avant d'entrer cinquième au concours normal de Polytechnique le 11 octobre 1920. Il en sort 23e de la promotion militaire le 1er août 1922 pour deux mois de stage au 155e d'artillerie, avant de suivre les cours de l'Ecole d'application du génie maritime, du 1er octobre 1922 au 26 novembre 1924. 

C'est un ingénieur de 2e classe robuste, très intelligent et apprécié qui gagne en octobre 1924 l'atelier des constructions neuves de l'arsenal de Cherbourg où se serrent les premiers torpilleurs de 1 455 tonnes du programme naval. 

Il justifie immédiatement les espoirs placés en lui, en multipliant de 1925 à 1928 les essais et les sorties à la mer sur l' Orage, l'Ouragan, la Bourrasque, le Cyclone, la Trombe, le Mistral, le Mars, Le Fortuné, Le Boulonnais. 

Dans la mise au point délicate de ces bâtiments, il fait la preuve de grandes qualités d'enthousiasme, d'organisation, de travail, de sérieux, de mémoire, d'intelligence et de fermeté qui lui valent les appréciations élogieuses de ses supérieurs. 

Lorsque l'ingénieur général François quitte Cherbourg pour le Service technique des constructions navales, il fait venir tout naturellement à Paris celui qu'il a largement eu le loisir d'apprécier. 

A partir du 21 décembre 1928, Stosskopf devient l'adjoint de l'ingénieur en chef Antoine, chef de la Section des petits bâtiments. 



C'est le début d'une collaboration fondamentale et durable, qui fait que sur vingt années de service, Stosskopf en passe onze sous les ordres directs d'Antoine. Plutôt que de tenter d'évaluer le mérite effectif de l'un ou de l'autre dans les études qui culminent, série après série, avec les magnifiques contre-torpilleurs des types Malin et Volta, mieux vaut en souligner le caractère bénéfique pour leur carrière respective. 


Si Antoine en retire le prestige international que lui confère la paternité de ces bâtiments uniques au monde, il sait, de 1928 à 1936, s'appuyer sur son adjoint qui lui est entièrement dévoué et qui l'assiste dans tous les domaines avec initiative, méthode et précision, apportant à la bonne marche du service de son chef le secours d'un caractère particulièrement ferme et rigoureux. 

En contrepartie, de ce dévouement, Stosskopf devient ingénieur principal le 26 juillet 1929 et chevalier de la Légion d'honneur le 9 juillet 1930, avant de prendre le 11 septembre 1936 la tête de la circonscription de Nantes du Service de la surveillance. 

Il remplit avec autorité cette première mission de chef de service, chargé de suivre les travaux des nombreux chantiers privés qui concrétisent alors à Nantes et sur l'estuaire de la Loire les plans mis au point par le STCN. 

Son expérience lui permet de trancher rapidement et avec sûreté les problèmes techniques et de défendre avec fermeté dès son arrivée les intérêts de la Marine vis-à-vis de ses interlocuteurs industriels. 

Le grade d'ingénieur en chef de 2e classe, le 2 août 1937, et la croix d'officier de la Légion d'honneur le 1er janvier 1939 sanctionnent la réussite et les aptitudes à la direction d'un ingénieur qui ne badine pas dans l'exercice, sévère mais juste, de ses responsabilités.


Base sous-marine Lorient photo © JM Bergougniou

Le 2 octobre 1939, il rejoint Lorient comme chef de la Section des constructions neuves, obtient le 15 novembre suivant ses cinq galons pleins et reconstitue avec Antoine le tandem dissocié trois ans auparavant. 

Pendant les premiers mois de la guerre, il contribue à la participation importante de l'arsenal aux opérations maritimes, notamment à la mise au point du système de dragage des mines magnétiques allemandes. 

Lors de l'évacuation de Lorient, l'Epée, le Mameluk, la Moqueuse, le Commandant Dominé, l' Impassible, les chasseurs 8,12, 15et et 16 en achèvement échappent tous à l'occupant. 

Il ne reste plus alors en chantier que le De Grasse, croiseur de 9 380 tonnes, commencé le 28 septembre 1939 dans la grande forme et deux avisos dragueurs de 850 tonnes, dénommés A et B, mis sur cale le 1er mars précédent. 

La poursuite de leur construction se heurte désormais à un état de fait que nul n'aurait jamais imaginé. 

Le mainteneur 

Base sous-marine Lorient photo © JM Bergougniou

Une fois dissipées les illusions d'un prochain retour de la paix, des prisonniers et d'une vie normale, dans quelle logique inscrire la poursuite des activités d'un arsenal français en zone occupée ? 

L'article 8 des conventions d'armistice impose à la Flotte une démobilisation et un désarmement sévèrement contrôlés, en principe dans ses ports d'attache métropolitains du temps de paix. 

Et si les Allemands et les Italiens affirment solennellement sa non-utilisation en temps de guerre et sa non-revendication à la paix, ils font exception pour les unités nécessaires à la surveillance des côtes et au dragage des mines et font jouer à leur profit, dans l'utilisation des ports occupés, tout le rapport de force que le vainqueur peut imposer au vaincu. 

Après quelques semaines où la désorganisation due à la débacle persiste en l'attente des premières instructions de Vichy, il faut mettre un terme à l'effort de guerre et renvoyer chez eux ou mettre au chômage tous ceux dont on n'a plus besoin. 

A partir du 7 août 1940, les arsenaux et les chantiers travaillant pour la marine de guerre sont autorisés, « sous réserve des autorités allemandes et italiennes », à poursuivre l'entretien des navires en service et en construction, à l'exclusion de toute amélioration de leur valeur militaire. 

Base sous-marine Lorient photo © JM Bergougniou

A Lorient, on se limitera à mettre le De Grasse en état d'évacuer la grande forme et à terminer les avisos A et B comme volant de main d'œuvre. Au début de 1941 s'y ajoutent deux chalutiers de 47 mètres. 

Ces quelques travaux, ainsi que l'entretien des installations et certaines études sur l'adaptation du port à la réparation de navires de petit tonnage, ne sauraient justifier le maintien d'un arsenal complet si les autorités allemandes n'y trouvaient pas une position stratégique et des facilités logistiques décisives pour leurs propres opérations. 

Villa Kernével Larmor-Plage  photo © JM Bergougniou


Dès le 23 juin, l'amiral Dônitz visite Lorient avant d'y installer son P.C. à Kernével. Le 7 juillet, l' U 30 est le premier sous-marin à s'y ravitailler, inaugurant le rôle majeur du port dans la bataille de l'Atlantique. 

Pendant que se déroulent à Wiesbaden les travaux de la commission d'armistice, c'est en fait au niveau local que tout se joue et que les qualités personnelles des responsables en place prennent soudain une vitale importance. 

Le chef de la Kriegsmarine à Lorient, l'amiral Matthiae, y reste pendant toute la durée de l'occupation, à l'exception des premières semaines, passées sous le commandement de l'amiral Stobwasser. 

Rappelé au service à l'occasion des hostilités, Matthiae fait en général preuve d'une attitude compréhensive, sinon conciliante, et s'efforce le plus souvent d'« éviter les histoires ». 

Face à lui, le prestige d'Antoine n'est pas sans influence, aiguillonné par la volonté de Stosskopf de ne fournir que le minimum indispensable pour ne pas faire remettre en cause un certain nombre de principes. 

C'est ainsi qu'aucun ouvrier français de l'arsenal ne travaille sous les ordres directs des Allemands. Ce maintien de l'encadrement national permet de conserver le maximum d'autonomie et de limiter le plus possible le rendement et l'ampleur des services rendus, dont on s'escrime en revanche à revendiquer le remboursement aux meilleures conditions. 

Au-delà de la survie immédiate au quotidien, cette politique permet de préserver tout ce qu'on peut des installations, du matériel et de l'outillage pour les besoins français et de défendre les droits et l'existence de personnels placés devant un avenir sombre et précaire. 

La tâche des responsables français s'avère ainsi des plus délicates, aussi bien pour résister aux demandes allemandes que pour maintenir la discipline chez leurs propres subordonnés, voire se justifier face à l'opinion publique locale. 

Ils sont livrés pour cela quasiment à eux-mêmes par Vichy qui ne reconstitue que progressivement en zone occupée des services avec lesquels la correspondance se limite au début à 20 lettres par jour, les communications téléphoniques et télégraphiques étant interdites. 

Si une première garantie leur est offerte, dès août 1940, par la transformation en industrie des arsenaux et en corps civils de leur personnel, la reconnaissance plus tardive, le 12 décembre 1941, de leur responsabilité devant le seul gouvernement français — les Allemands ne pouvant sévir directement contre eux sauf à en référer aux autorités compétentes — devient à la longue des plus illusoires. 

Dans ces conditions, il faut beaucoup de force d'âme pour ne pas s'abandonner, et Stosskopf, par sa volonté, est du petit nombre de ceux qui assument ce travail de « mainteneur », si peu gratifiant qu'il n'existe guère de mot usité dans la langue française pour en exprimer l'idée. 

Il crée notamment en février 1941 à la salle de dessin un groupe « armes » composé de jeunes éléments qu'il protège jalousement en refusant toute mutation. 

Lorsqu'Antoine, félicité pour avoir sû maintenir malgré l'occupation l'arsenal dans un état de cohésion, de productivité et de relative indépendance faisant honneur à son autorité et à sa sagacité, devient directeur central des Industries navales le 16 octobre 1942, il le doit à ses qualités de négociateur — pas toujours appréciées de ses précédents supérieurs militaires — mais aussi à la maîtrise technique et administrative de son principal collaborateur. 

Le fanatique 


Lorient photo © JM Bergougniou

Promu sous-directeur à Lorient, le 23 septembre, Stosskopf se retrouve bientôt en première ligne, aux côtés de l'ingénieur général Renvoisé, pour affronter les événements qui marquent de façon cruelle, à la fin de 1942, les limites de la politique d'inertie. 

Bon gré mal gré, il faut obtempérer à l'envoi de main d'oeuvre en Allemagne, et la cohésion de l'arsenal vole en éclats, le 24 octobre 1942, à l'occasion du départ des ouvriers requis à cette date pour le chantier « Deschimag-Seebeck » de Wesermunde. 

Stosskopf est au cœur de cette affaire. Il s'est battu de son mieux, faisant ramener de 498 à 246 le nombre des ouvriers concernés, dont 207 ont été reconnus aptes physiquement. 

Mais il s'est aussi engagé à fond dans une opération que Vichy veut exemplaire, expliquant la situation aux délégués du personnel, signant en lieu et place des intéressés les formulaires de volontariat qui leur assurent certains avantages, rédigeant une note sur les conditions de leur séjour en Allemagne et les y accompagnant pour s'assurer de leur bonne installation. 

Il incarne du même coup tout ce que la politique de collaboration peut avoir de révoltant et focalise sur sa personne une grande part de l'hostilité clamée par des milliers de manifestants le jour du départ à 18 heures en gare de Lorient. 

Entre le sous-directeur, qui a demandé à dire dans l'après-midi quelques mots aux partants et à présider une cérémonie des couleurs, et les ouvriers dont deux seulement y assistent pendant que les autres cachent au même moment consciencieusement leur chagrin en famille, c'est un abîme qui se creuse au-delà des différences de culture, en dépit de la communauté indicible des sentiments. 

En quelques minutes, les interventions, la protection sociale et les quelques adoucissements qui scellent la solidarité de l'établissement dans l'adversité sont balayés aux cris de « Laval au poteau », « A bas les Boches », « Les Soviets partout », « A mort Stosskopf », pendant que le train s'ébranle au son de l'Internationale. 

Mais bientôt tout s'anéantit dans l'emballement implacable des hostilités. Avec le débarquement en Afrique du Nord, la suppression de la zone libre et le sabordage de la flotte à Toulon, les exigences allemandes en matériel et en personnel se font de plus en plus pressantes vis-à-vis d'un organisme qui ne peut fonctionner sans des matériaux et des moyens de plus en plus chichement attribués, sauf pour le soutien direct ou indirect des U-Boote. 

Au paroxysme de la bataille de l'Atlantique, l'arsenal ne devient plus qu'une annexe des nouvelles et gigantesques bases bétonnées de Kéroman, avant que les bombardements qui détruisent la ville de Lorient du 14 janvier au 17 mai 1943 ne le transforment en un amas bien incapable de construire quoi que ce soit. 

Stosskopf durcit son caractère à proportion des événements, prend en charge avec énergie la défense passive de l'arsenal, ce qui lui vaut une proposition de citation à l'ordre du corps d'armée, élevée le 2 mars à l'ordre de l'armée de mer, et surtout d'échapper le 6 mars à un bombardement qui tue six ouvriers et le laisse couvert de sang. 

Le 12 février, le contre-amiral Urvoy de Portzamparc, commandant de la Marine à Lorient, dresse un tableau sans fard de la situation : 

« Lorient est aussi abîmé qu'Ypres en 1918 ou que Dunkerque le 1er juin 1940. Je crois néanmoins devoir essayer de conserver un peu de vie à l'arsenal tout en repliant ce qui peut l'être. 

Mais l'arsenal se meurt, non seulement à cause des destructions, mais par suite de l'indolence du personnel et de l'inertie de beaucoup d'officiers. Au lieu d'essayer de sauvegarder le matériel, de lutter et d'améliorer la situation, beaucoup se contentent de gémir et d'attendre le moment de rentrer chez eux. 

Seuls le zèle et le courage de quelques-uns entretiennent la flamme. Si l'on réussit à sauver un embryon d'arsenal, c'est à eux qu'on le devra ». 

Et il réclame des récompenses pour ces « fanatiques de l'action » que sont Giraud, Le Puth, Stosskopf, Auzouy, Le Deventec, Danigo, Le Bris, Le Costaouec... 

A la suite de l'évacuation de Lorient, Stosskopf gagne Rosporden puis Quimper, non sans avoir au préalable sauvegardé des bombes incendiaires son quartier de l'impasse Saint-Christophe. 

Il vit alors au rythme des trains ouvriers et des interminables déplacements quotidiens qui réduisent à peu de chose l'activité d'un port dévasté. 

Cela ne l'empêche pas de contrôler étroitement les travaux en cours et de devenir de plus en plus exigeant pour lui-même et ses subordonnés, accumulant les sanctions disciplinaires et les marques d'un zèle devenu aux yeux de la plupart pour le moins inopportun, et maintenant un contact permanent avec un occupant qui finit par s'impatienter du peu de productivité français. 

Aussi n'est-ce pas sans une certaine incrédulité que l'on apprend sa mise au secret le 21 février 1944, à la date même où par ironie du sort Vichy diffuse une note ordonnant de signaler, fiche de renseignements normalisée à l'appui, toutes les arrestations de personnel par les autorités allemandes. 

Le rédempteur 

Ce jour-là à 16 heures, Stosskopf prévient en souriant son directeur qu'il est convoqué une nouvelle fois par Brouwers, interprète de l'amiral Matthiae, chez Schlützer, le conseiller juridique allemand qui, quelques jours auparavant, lui a donné raison au cours d'un différend avec des ingénieurs mécontents du peu d'empressement mis à envoyer des ouvriers français sur un nouveau chantier récemment ouvert à Bénodet. 

On ne le reverra plus. Ni à 17 heures 30 au départ du car des officiers, ni chez Schlützer, qui ne l'a jamais fait appeler, ni à la gare où Renvoisé le fait rechercher en vain avant de faire prévenir sa femme à Quimper par l'ingénieur Perrais, également replié dans cette ville. 

Le lendemain, la Marine allemande, déclinant toute responsabilité dans cette affaire, annonce que Stosskopf a été arrêté et qu'il est incarcéré à la prison de Vannes. 

L'ingénieur mécanicien Le Puth, autre mainteneur de la Marine à Lorient, qui côtoie l'ingénieur depuis les premières heures de l'occupation, insiste alors fortement pour que Perrais retourne à Quimper prévenir Mme Stosskopf et détruire le cas échéant tout document compromettant, ce qui est fait dans l'après-midi même. Lorsque le 23 au soir les Allemands perquisitionnent, ils ne trouvent que quelques papiers sans importance. 

S'ouvre alors une éprouvante période d'incertitude sur le sort de l'intéressé. A Paris et à Vichy, la Direction centrale des industries navales met tout en oeuvre, dès le 25 février, pour sauver son ingénieur. 

Antoine fait relancer à plusieurs reprises les services parisiens de la Délégation générale du gouvernement français en zone occupée, prévenus le 5 mars. 

Devant l'échec de ces démarches, il sollicite fin avril, aux frais de la Marine mais au titre officieux d'ami de la famille, l'intervention de Maître Kraeling, avocat international spécialiste de ces affaires délicates. 

L'ingénieur général Balland, délégué à Paris de la DCIN, reprend alors contact avec Mme Stosskopf qui a reçu entre-temps, le 29 février de Vannes et le 19 avril de Rennes, deux lettres de son mari. 

Le 12 mai, Kraeling explique que tant que l'enquête est en cours, la Gestapo reste muette. Rien ne peut être tenté. Il faut rester à l'affût du lieu de détention et des éventuels transferts de l'inculpé pour en déduire son renvoi devant un tribunal militaire ou sa déportation par mesure administrative. 

Ce n'est qu'à ce moment qu'une intervention au plus haut niveau devient possible. En attendant, il accepte de centraliser toutes les données de l'affaire. 

Le 1er juin, Mme Stosskopf prévient d'un possible transfert de son mari à Compiègne, indice d'une décision de déportation et dernière trace de l'intéressé avant le déchaînement des combats de la Libération qui reportent les recherches à la fin de la guerre. 

Le rôle de Stosskopf est pourtant loin d'être terminé. Alors qu'en mars 1944 les cadres de la Marine et de l'arsenal ne peuvent justifier leurs demandes de ravitaillement que par le fait que « toutes les formations ou organismes du 3e arrondissement maritime fonctionnent, soit directement soit indirectement, au bénéfice de la Kriegsmarine de Lorient », le discours change lorsqu'en août les Alliés investissent le port et leur demandent des comptes sur leur gestion des années d'occupation. 

Le bilan n'est pas négligeable. En dépit de nombreuses destructions, les installations de l'arsenal sont prêtes à redémarrer, l'outillage est en grande partie sauvegardé, les 4 000 ouvriers ont été maintenus à proximité et seul leur logement est susceptible de poser problème et de ralentir le rythme de leurs travaux lorsque la poche aura capitulé. 

Reste le passif moral d'avoir eu à travailler officiellement jusqu'au bout pour les Allemands, quand tant d'autres parmi leurs subordonnés reprenaient le combat de façon plus ou moins clandestine. 

Dès le 18 août 1944, on explique que cela n'a pas été sans danger et que « l'action des cadres dans ce domaine ne peut être mieux appréciée qu'à la lumière des mesures prises ou envisagées par les Allemands à leur encontre ». 

L'arrestation et la disparition de Stosskopf, « sous-directeur des Industries navales, chargé de tous les travaux tant à bord que dans les ateliers », est aussitôt mise en avant, en tête de toutes les vexations subies. 

Le capitaine de vaisseau Le Floch, nouveau chef de l'arrondissement maritime de Lorient, rend ainsi compte le 28 août que Stosskopf, loin d'être l'élément douteux que lui ont signalé les services de la Sécurité navale de Londres, a en fait joué un rôle important dans la Résistance. 

Cette reconnaissance n'est pas sans conséquences. Elle dédouane pour une bonne part l'encadrement local et permet la mise en place d'un nouvel Etat-major regroupant les marins de la France combattante et ceux qui, sur place, ont fait de la Résistance ou ont été emprisonnés par les Allemands. 

La Marine est alors à pied d'oeuvre pour retrouver lors des combats de la poche, la légitimité qui lui permet de reprendre possession la tête haute de ses installations le 10 mai 1945. 

Le résistant 

A cette date, Stosskopf est toujours porté disparu. Les autorités françaises se lancent à sa recherche, non sans difficultés. 

A Lorient, l'interrogatoire des prisonniers de guerre ne donne rien. Brouwers confirme que l'ingénieur a été arrêté par deux policiers du SD dans l'antichambre de Schlützer qui s'est montré fort irrité d'avoir servi de prétexte à cette interpellation. 

Bernardi, bras droit de Matthiae, admet que les relations étaient devenues mauvaises ; que l'on a eu des soupçons le 5 janvier 1944 lors de l'attentat ayant mis la centrale électrique de l'arsenal hors d'état de produire de l'eau distillée pour les batteries des sous-marins ; que l'on savait qu'il y avait de l'espionnage au profit des Alliés, tout en attribuant ce fait à un ingénieur allemand et pas à Stosskopf, dont le nom a pu contribuer à cette confusion. 

En désespoir de cause, l'ingénieur général Kahn, directeur central des constructions et armes navales, adresse à la mi-juin au ministre de l'information une demande de diffusion d'avis de recherche dans la presse nationale et à la radio. 

Effectuée fin juillet 1945, cette démarche permet d'entrer en contact avec Jeanne Hertenberger, secrétaire du camp de Schirmeck dans les Vosges, où l'ingénieur se trouvait le 1er septembre 1944, enfermé dans la baraque numéro 10 avec des membres du réseau Alliance. 


Ils ont été transférés la nuit suivante au Struthof, à huit kilomètres de là, pour y être exécutés. Une imprécision dans la liste des victimes peut laisser espérer qu'il a pu être transféré en Allemagne, peut-être en zone russe... 

Une attestation de Marie-Madeleine, chef du réseau S.R. Alliance, met un terme le 5 novembre aux recherches complémentaires entamées par Madame Stosskopf en Alsace avec un certain soutien des services de la Marine à Strasbourg. 



L'ingénieur aurait bien été massacré le 1er septembre 1944 au camp du Struthof. Son arrestation est la conséquence de ses activités dans la Résistance. Depuis mai 1943 il faisait partie du réseau Alliance en qualité d'agent de renseignements. 

Cette confirmation officielle ne saurait résumer le travail de Stosskopf dans la Résistance. Les travaux de Geneviève Beauchesne et de Roger Leroux permettent d'en brosser un tableau assez précis, nonobstant un double handicap. 

Tout d'abord, l'ingénieur a agi avec une rare prudence, en dehors de quelques manifestations d'animosité compréhensibles chez un Alsacien dont la famille a eu à souffrir des deux guerres précédentes et qui se refuse par exemple à saluer l'occupant. 


Cela explique l'exceptionnelle longévité, de septembre 1940 à février 1944, d'une action de renseignement dont la description est d'autant plus malaisée qu'aujourd'hui encore nous n'avons pas une réelle connaissance de son importance aux yeux de ses destinataires britanniques, ni une vision claire de l'usage qui en a été fait. 

Après quelques mois de recul au début de l'occupation, Stosskopf adopte dès 1940 une attitude beaucoup plus offensive. Il rencontre à Vichy le commandant Trautmann, chef du secteur Nord du deuxième bureau de la Marine, qui le convainc d'entrer en étroites relations avec les Allemands. 

Puis il profite des réunions mensuelles d'ingénieurs mises en place par Vichy à partir du 6 janvier 1941 pour faire officiellement le point de la situation en zone occupée. 

Tous les deux ou trois mois, il reprend à cette occasion contact avec Trautmann, puis son successeur Ferran, et leur transmet de mémoire les renseignements accumulés dans l'intervalle, qui sont ensuite communiqués à l'ambassade américaine. 

A Lorient, il parcourt les bassins et les quais, sous prétexte de surveiller la présence et le travail des ouvriers, et se consacre à identifier les sous-marins en relevant leurs totems et les fanions de victoire qu'ils arborent jusqu'en juillet 1942. 

Il consulte aussi la paperasse qui accompagne leurs demandes de travaux et prend connaissance des cahiers de mouvements de la Direction du port comme des marques du linge traité par les blanchisseries. 

Il tient ainsi à jour un tableau de mouvements des U-Boote, demi-journée par demi-journée, qu'il apprend et récite par cœur lors de ses rendez-vous, et qui sera détruit à temps après son arrestation. 

Quelques rares personnes, dont sa secrétaire, sont dans la confidence, comme les ingénieurs Castel, Perrais et surtout Giraud et Labbens qui l'informent chacun à leur tour, ou Marcel Mellac, chef du ponton-grue qui prendra sa défense en décembre 1944 face aux accusations de collaboration portées contre lui. 

Antoine le sait probablement, qui oriente vers lui Le Puth lorsque ce dernier veut faire savoir que les Allemands ont demandé plusieurs jeux de cartes des Caraïbes au service français gestionnaire de ces documents. 

Il transmet aussi des plans, des schémas et des renseignements techniques, faisant même un temps photographier certaines pièces par Martineau, ouvrier renvoyé en 1942 après le remplacement du portrait de Pétain par celui de De Gaulle en salle de dessin. 

Jusqu'à l'occupation de la zone libre, qui met un terme à la filière de Vichy, il travaille quasiment seul, surtout lorsqu'à 

la fin de 1941 les bases de Kéroman, où il est l'un des rares à pouvoir pénétrer, deviennent opérationnelles. 

Fin 1942 ou début 1943, il entre en contact avec Joël Le Moigne, du réseau Alliance que les Anglais pressent alors de questions sur les sous-marins. 

Par l'intermédiaire des radios brestois de Maurice Gillet, des renseignements inestimables puisés au cœur même du dispositif ennemi prennent en quelques heures le chemin de l'Angleterre. 

C'est le démantèlement de ce réseau à partir de septembre 1943 qui le perd. 

De tous les rôles assumés par Jacques Stosskopf, dont chacun suffirait à lui valoir la reconnaissance nationale, c'est incontestablement le moins connu, celui de résistant, qui lui confère aujourd'hui sa notoriété. 

La Marine l'a voulu ainsi, par la citation qui accompagne sa nomination, le 22 novembre 1945, comme ingénieur général de 21 classe pour prendre rang du 1er août 1944 et son élévation au grade de commandeur dans l'ordre de la Légion d'honneur mais surtout en baptisant de son nom, le 6 juillet 1946, les bases de Kéroman, hommage implicite à tout ce que le sacrifice de l'ingénieur a apporté à la pérennité morale de l'institution. 


Il convient néanmoins de ne pas oublier, au-delà des qualités humaines s'exprimant sans doute mieux en privé qu'au travail, les grandes compétences professionnelles et la volonté inflexible d'un homme qui nous apporte a posteriori la preuve qu'aucune situation, fût-elle extraordinaire, ne saurait justifier la démission, la passivité ou l'abandon des espoirs du lendemain. ■

La base de sous-marins de Lorient porte une plaque mentionnant la disparition de l'ingénieur général Stosskopf arrêté par la Gestapo le 21 février 1944. 

Cols Bleus n° 1983 02 avril 1988 

Cols Bleus n°2121 20 avril 1991

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