23 mai 2022

Gervèse Peintre de la marine Souvenirs d'un marin de la IIIe République

Charles Millot Marie-Joseph dit GERVESE

est plus connu sous le nom de Gervèse.  Né le 21 septembre 1880 à Vesoul (Haute-Saône), bien que loin de la mer, il est attiré par la Marine, il entre à l'école navale à 17 ans. Dans les courriers à ses parents, il illustre ses  propos de petits dessins avec humour se moque de la discipline rigide de l'École.


Sa carrière d'officier de marine :

Aspirant de 2éme classe le 1er août 1899;
Enseigne de vaisseau en 1902 - Lieutenant de vaisseau en 1910;
Capitaine de corvette en 1918 - Mariage avec Françoise Brisson;
Capitaine de frégate en 1919 - Capitaine de vaisseau (réserve) en 1933.
Un entretien sur ses débuts de peintre...


On a souvent demandé à l'auteur de ces lignes:

—Comment avez-vous été amené à faire de la caricature?

C'est bien simple.

Cela remonte à pas mal d'années, alors qu'il était élève à l'Ecole de Canonnage.

A cette époque, l'Ecole de Canonnage était installée en rade des Salins d'Hyères sur deux ou trois vieux navires de guerre auxquels on avait définitivement renoncé à attribuer la moindre valeur militaire. Et si les officiers-élèves ne trouvaient pas sur ces navires le dernier cri du confort moderne, ils y jouissaient en revanche du régime le plus adorable: quatre jours de travail acharné, bouclés à bord,



Quatre jours de travail acharné alertés de jour comme de nuit, chauffés à blanc, —du mardi au vendredi, — et trois jours de détente complète, libres comme l'air, du samedi au lundi.

Actuellement, on appellerait cela un week-end. A l'époque, on disait: une béatitude. C'était plus expressif.

Les gens mariés passaient bien entendu leurs béatitudes en famille, à Toulon. Il leur eût été difficile de faire autrement. Les célibataires montraient plus de fantaisie et se répandaient dans les environs. 

J'en ai connu un qui, chaque vendredi soir, demandait au chef de la petite gare des Salins d'Hyères de lui délivrer un billet pour le point le plus éloigné qu'il pût atteindre sous la seule réserve qu'il fût de retour le lundi soir, à l'heure du canot-major. D'autres étudiaient la musique, la théologie ou la prestidigitation.

L'enseigne qui nous occupe s'adonnait à l'aquarelle, au paysage à l'aquarelle, très modestement, attiré beaucoup plus par le désir de passer quelques bons moments au grand air, dans cette sympathique campagne de Provence, que par l'espoir de produire des œuvres appelées à bouleverser le monde artistique. Ce qu'il produisait ne bouleversait rien du tout et n'était connu que de quelques camarades très intimes dont l'indulgence lui était acquise.

L'indulgence, oui, mais pas la discrétion, ce qui lui valut de recevoir un jour une invitation à exposer au Salon qu'organisait annuellement la Société Toulonnaise des Amis des Arts, groupement régional dont le but statutaire était, vous l'avez tous compris, d'encourager les artistes.

Surpris, mais flatté, il envoya trois œuvres, trois œuvres de tout repos. L'exposition s'ouvrit puis se ferma sans qu'elles aient retenu une parcelle de l'attention des critiques d'art des trois journaux locaux ou soulevé le plus minime intérêt chez le public. Elles ne cassaient évidemment rien et n'avaient d'ailleurs pas été conçues pour casser quoi que ce soit.

Il retira ses œuvres à la date fixée et reprit paisiblement ses études alternées d'aquarelle et de balistique.

L'année suivante, poussée sans doute par le double souci de ne froisser personne et de remédier, dans toute la mesure du possible, à une pénurie croissante d'exposants, la Société Toulonnaise des Amis des Arts adressa une nouvelle invitation à notre enseigne de vaisseau qui avait quitté les bancs de l'école et obtenu un poste stable dans la région. Il la déclina poliment. Insistance, nouveau refus, nouvelle insistance, interventions personnelles, appel aux sentiments confraternels. Bref, difficile de faire la mauvaise tête. Accord de principe, mais avec l'arrière-pensée pernicieuse que la difficulté pourrait être tournée en envoyant une œuvre qui ferait scandale et serait par conséquent refusée.



Et il entreprit méchamment une composition d'assez grand format représentant le défilé traditionnel du 14 Juillet sur la place d'armes, à Toulon.

On y voyait l'Amiral Préfet Maritime, Commandant en chef le 5ème Arrondissement Maritime, éblouissant sous ses belles plumes blanches et son uniforme de gala, présidant la cérémonie sur une estrade symbolique figurée par un tapis d'embarcation. Derrière lui, écarlate comme un pompon de matelot, son aide de camp étanchait de son mouchoir le cuir de son chapeau-claque tandis que, harmonieusement groupés au deuxième plan, quelques officiers supérieurs, chefs des services du Port, suivaient les opérations avec l'intérêt limité du monsieur dont la responsabilité n'est pas directement engagée.

 Devant ce brillant parterre, une compagnie de fusiliers-marins défilait impeccablement sauf que l'un des hommes du premier rang n'était pas au pas, que son voisin s'efforçait, sans succès d'ailleurs, de le lui faire comprendre et qu'un novice, qui n'avait probablement jamais vu de sa vie un amiral en grande tenue, lançait une œillade en coulisse pour satisfaire sa curiosité tandis que le quartier-maître chef de file, visiblement outré, cherchait d'un geste discret à le ramener à l'alignement.

En tête, le lieutenant de vaisseau capitaine de la compagnie, raide comme une bouée à fuseau et engagé dans un vaste salut de son sabre, lançait en arrière, autant que le lui permettaient la solemnité du moment et l'élasticité angulaire de son nerf optique, un regard témoignant qu'il se rendait parfaitement compte que quelque chose d'anormal se passait dans l'unité qu'il avait l'honneur de commander.

A ses côtés, galopait allègrement un petit chien jaune qui n'avait sans doute jamais été à pareille fête.

Dans le fond, à l'ombre des platanes, derrière les tambours et clairons des Equipages de la Flotte, la foule toulonnaise assistait enthousiasmée à ce déploiement de forces dont la tradition lui était chère, tout en laissant percevoir, dans certains détails, un peu de laisser-aller que la température anormale et l'émotion patriotique rendaient difficilement excusables.

Le tout était donc, comme vous voyez, profondément irrévérencieux, d'un goût plus que douteux, d'une tendance nettement malveillante et mensongère. Bref l'oeuvre était à coup sûr inacceptable dans une exposition qui se respecte, — c'était le cas, — et il ne faisait aucun doute qu'elle serait refusée à l'unanimité par le jury.

C'était tout ce que demandait son auteur.

Il fit déposer son envoi au secrétariat de la Société à la date fixée par le règlement et attendit la réaction. La réaction ne vint pas.


Le jour du vernissage, un samedi, il constata que sa production, qui occupait une place tout à fait privilégiée à la cimaise, au centre d'un panneau lamentablement favorisé tant au point de vue de sa situation que de son éclairage, était très entourée et il s'éclipsa prudemment avec l'impression très nette qu'il s'était fourré dans une impasse qui pourrait comporter des suites ennuyeuses.


Effectivement, dès le lendemain, il reçut deux notes laconiques, l'une du secrétaire de l'exposition l'avisant que son œuvre avait été achetée par le Préfet Maritime, l'autre de l'Etat-major du 5ème Arrondissement Maritime le convoquant au bureau du dit Préfet pour le lundi 10 heures.

Comme il était à prévoir, l'affaire tournait mal. Le Préfet Maritime avait dû faire acheter l'œuvre pour éviter qu'elle ne tombât dans des mains étrangères, susceptibles d'en faire un mauvais usage, et il désirait signifier lui-même à son auteur ce qu'il pensait de son inqualifiable conduite et les mesures disciplinaires qu'elle comporterait.

C'est donc un enseigne de vaisseau très inquiet, très penaud, qui fut introduit le lendemain dans le bureau du Préfet Maritime. Celui-ci était plongé dans un volumineux rapport. Quand il en eut terminé la lecture, il leva les yeux et, par dessus ses lunettes :

—C'est vous, Monsieur, qui êtes l'auteur de cette aquarelle exposée aux Amis des Arts?

—Oui, Amiral!

—Eh bien, je vous fais mes compliments. Ce n'est pas mal du tout. Je l'ai achetée parce qu'elle me plait. Et puis j'estime qu'il est aussi utile de faire connaître la Marine par des caricatures qui font rire que par des statistiques ou des discours qui sont souvent bien ennuyeux. Continuez dans cette voie. Et comme il me faut un pendant à votre "défilé du 14 Juillet", je vous prie de me faire pour l'exposition de l'année prochaine le "bal à la Préfecture Maritime". Mes salons et mon maître d'hôtel sont à votre disposition pour poser quand vous le désirerez.

Toulon est un grand village. On apprit vite la marque d'encouragement donnée par l'Amiral, Préfet Maritime, au modeste enseigne de vaisseau qui consacrait ses loisirs à l'aquarelle.

Les critiques d'art des feuilles locales, hautement influencés, consacrèrent à son œuvre des lignes particulièrement élogieuses, des éditeurs demandèrent l'autorisation de reproduire et un journal humoristique de la capitale sollicita sa collaboration pour un numéro spécial sur la Marine de guerre.

Et l'enseigne de vaisseau abandonna définitivement le paysage, dans lequel il n'avait aucun avenir, pour la caricature vers laquelle l'autorité supérieure et les circonstances venaient de l'orienter d'une manière si inattendue.

Vingt ans plus tard, le fils de cet amiral-mécène fut promu capitaine de vaisseau et nommé au commandement du croiseur en essai Jeanne d'Arc, nouvelle école d'application des aspirants. Il fit au jeune enseigne de vaisseau, qui lui aussi avait pris de la bouteille, l'honneur de lui demander un vaste panneau décoratif pour orner son salon. Inutile de vous dire que l'offre fut acceptée. L'occasion était trop belle de témoigner au fils la reconnaissance due au père.
Sources

Gallica BnF
Ecole navale  : Charles Millot Marie-Joseph


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