04 juin 2019

Michel Serres Marine nationale Philosophe académicien

Michel Serres 

"Je n’ai pas été marin très longtemps, mais dès que vous êtes marin, vous l’êtes pour l’éternité. C’est le sacre dans l’absolu. Vous faites partie d’un autre monde. Par la suite, j’ai un peu navigué, beaucoup sur les paquebots, mais je suis marin pour l’éternité… Je suis attaché à la Marine comme une branche à l’arbre."

Né à Agen, le 1er septembre 1930, Michel Serres entre à l’École navale en 1949 et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1952. Agrégation de philosophie en 1955. De 1956 à 1958, il sert comme officier de marine sur divers vaisseaux de la Marine nationale : escadre de l’Atlantique, réouverture du canal de Suez, Algérie, escadre de la Méditerranée. Doctorat en 1968. Enseigne à Clermont-Ferrand, Vincennes, Paris I et Stanford University.
Élu à l’Académie française, le 29 mars 1990, au fauteuil d’Edgar Faure (18e fauteuil).


Le deuxième Trafalgar

Le 7 décembre 2017
bloc-notes du mois de décembre 2017





Passant place de la Concorde, des milliers de touristes et de Parisiens peuvent lire désormais, affichée en lettres géantes, devant les colonnes de l’ancien ministère de la Marine, une phrase absurde en anglais. En bas et à gauche, mais en petits caractères, ils se consoleront en déchiffrant une traduction pour les nuls en un idiome désormais considéré comme un patois ringard et méprisable : la langue française.

Je parle ici au nom des marins et amiraux de l’histoire, humiliés jadis par l’Angleterre au soir de la bataille navale de Trafalgar. Aucun d’entre eux, je veux dire d’entre nous, n’en oublia jamais la blessure. Ne se révolteraient-ils pas si, revenus, ils voyaient cet aplatissement, cet avachissement, ce « lèche-cul » des puissants de ce monde ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les armées nazies avaient multiplié sur les murs de Paris et des villes de France des phrases en allemand. Et nos collabos disaient qu’il fallait bien que nous apprenions les mots des triomphants. Il faut bien qu’aujourd’hui nous soyons assujettis aux diktats des dominants.

Abêtissons-nous, acceptons, tête baissée, l’humiliation de ce deuxième Trafalgar, où l’armée ennemie est composée de nos concitoyens.


J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire

Le 5 décembre 2013

Michel SERRES


Bloc-notes de décembre 2013

Je tiens d’abord à préciser que j’enseigne aux États-Unis depuis quarante-sept ans et que donc je ne suis pas, et de loin, un ennemi de la langue anglaise. Dont je respecte et admire les littérateurs, poètes, écrivains, savants et philosophes.

Mais il s’agit ici des langues en général.




Il existe six mille langues parlées dans le monde, dont plus de la moitié ne jouissent pas encore de l’écriture. Chiffre impressionnant, une langue meurt tous les quinze jours. Les experts pensent qu’en 2100, il n’en restera plus que six cents.

Cette question rejoint celle de la biodiversité. Les espèces vivantes meurent, nos langues suivent cette même destruction.

D’autre part, le monde a toujours ressenti le besoin d’une langue de communication. Dans l’Antiquité, le grec a servi de koinè, c’est-à-dire de langue commune aux marins, aux commerçants et aux savants. Synagogue est un mot grec et non hébreu ; pyramide est un mot grec et non égyptien.



Plus tard, le latin devient, et cela pour des millénaires, la langue universelle du droit, de la science et de la médecine – les travaux mathématiques de Riemann sont encore en latin, et même la thèse de Bergson. Cela dura jusqu’à Vatican II, où l’Église catholique fit retour aux langues vernaculaires ; de sorte qu’au Vatican, aujourd’hui, tout le monde parle anglais.

À l’âge classique, le français joua ce rôle, aujourd’hui l’anglais l’a remplacé. Qui sait si, demain, en raison de la densité ou du poids démographiques, le mandarin ou l’urdu ne prendront pas le relais ?



Mais j’écris le relais : a-i-s ! Tout le monde critique l’enseignement, qu’il faut réformer tant il est mauvais, dit-on, sans s’apercevoir que la fonction pédagogique est aujourd’hui assurée plus par les affiches, la publicité et les médias de tous ordres que par l’école. Comment voulez-vous qu’un instituteur enseigne à ses élèves comment écrire le mot relais, alors que les gosses le voient écrit tous les matins, en passant devant la gare : a-y ?


Et puisque nous sommes à la gare, disons un mot de la décision de la S.N.C.F. de mettre des cours d’anglais à la disposition de ses clients de première classe. Voilà une excellente idée ! Qui deviendra meilleure encore quand sera prise la décision complémentaire de mettre des cours de français à la disposition des voyageurs de seconde classe. Tant il reste vrai que la classe riche ou dominante se distingue des autres, par l’habit, la nourriture et les mœurs, mais aussi et surtout par la langue. Elle parlait latin quand le peuple parlait français : Molière se moque de ce tic chez les juristes et les médecins. Elle parla français quand le peuple rural parlait breton, gallo, alsacien, picard, basque, franco-provençal, catalan ou gascon. À la veille de la guerre que nous n’appellerons plus « guerre de 14 », 51 % des fantassins ne parlaient pas français, mais une langue régionale, de sorte qu’il fallut composer les régiments selon les provinces pour que les combattants se comprennent entre eux.

Rien n’a changé aujourd’hui. Les publicitaires, les financiers, tous leaders ou managers, ne veulent pas parler la langue du peuple. Ils parlent anglais, comme jadis ils parlaient latin ou grec.

Pendant que le français devient la langue des pauvres – la langue du peuple – la langue de la seconde classe.

Bonne idée donc de mettre des cours de français en seconde classe.

Alors, le peuple rira au comique de Molière, pleurera d’émotion aux poèmes de Verlaine, se passionnera aux récits de Maupassant, goûtera les chansons de Brel, le Belge, ou de Brassens le Sétois, bref, nagera dans la culture, pendant qu’en première classe, les riches apprendront le marketing, le merchandising, le leadership, bref, toutes les techniques à faire du fric, en trompant et tondant le plus souvent les voyageurs de la seconde classe.

Mais, comme les Bretons, ceux-ci peuvent aussi mettre le bonnet rouge. Victor Hugo l’avait même déjà dit : « J’ai mis, disait-il, un bonnet rouge au vieux dictionnaire. »

D’où mon idée, aussi simple que douce.

J’en appelle aux voyageurs de la seconde classe : qu’ils n’achètent jamais un produit désigné en anglais ; qu’ils n’obéissent jamais à toute publicité rédigée en anglais ; qu’ils n’entrent jamais dans « un shop », mais toujours dans une boutique ; qu’ils n’aillent jamais voir un film dont le titre n’est pas traduit…

…qu’ils fassent la grève douce de la langue.

Croyez-le bien : dès que baissera d’un point le chiffre d’affaires de ces parleurs d’un sabir qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas, ils reviendront vite à notre langue qu’ils assassinent et mettent en danger.

Michel Serres
de l’Académie française


sources :


http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/michel-serres

http://www.academie-francaise.fr/le-deuxieme-trafalgar


Ecole Navale 

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