Ce n'est que le 18 novembre que le navire est réarmé sous un nouveau nom, Île Bourbon, à la demande des armateurs et négociants réunionnais de la Société réunionnaise des pêcheries de Saint-Paul et Amsterdam, propriétaire du bateau. Le nouveau radio réunionnais, Paul Bour, réceptionne le 20 novembre son poste radio à ondes courtes arrivé en fort mauvais état par la malle française. Il effectue des réparations sommaires mais cette situation ne sera pas sans conséquence pour la suite des événements.
Les fantômes des Kerguélen ne nous font pas peur, ni la solitude, ni le scorbut, ont-ils déclaré.
Cinq jolies femmes. et l'on ne peut se retenir de frissonner. sept ans, cela n'efface pas la vision d'une figure ravinée par le mal entamée, hideuse. On songe à cinq jolis visages dont les lèvres seraient soudain ouvertes, tordues, les traits crispés les yeux écrasés sous les enflures de la douleur. On songe à cinq pauvres femmes qui se cacheraient et que sans pitié on irait arracher à leur retraite.
On songe à des nuits de grilling pour tirer de leurs lèvres desséchées des articles sensationnels. Belles et hardies navigatrices de l'île Saint-Paul, l'affreux destin de Louise Brunou ne vous effraye donc pas ?
Pendant huit mois, elle et six hommes sont restés sans secours, abandonnés au milieu des mers. Quatre devaient mourir dans cette angoissante attente d'un navire qui n'arrivait pas. Les autres ne valaient guère mieux le jour où il parut.
On n'a pas beaucoup parlé de cette tragédie. Les administrateurs d'une grande compagnie de pêche ont su faire et imposer le silence à la grande presse d'informations.
Ils étaient six hommes et une femme : le petit Le Herledan, qui avait dix-huit ans, Le Huludut, Le Brunou, avec la Louise, sa femme, François Ramamonri, qui était de Madagascar, deux autres Bretons. On les avait recrutés pour aller à l'île SaintPaul pêcher la langouste et la mettre en conserves.
Ils sont partis. Après des jours et des jours de navigation, ce fut l'île, un ancien cratère démantelé où la mer s'est précipitée. Derrière les tours rocheuses qui formaient le goulet, un bon port naturel au milieu d'un paysage sans arbres, sans verdure. Quand ils eurent construit un petit village, une petite usine, empli de langouste quelques milliers de boîtes de conserves, le bateau qui les avait amenés s'en retourna en France avec la pêche, les laissant là pour garder l'île jusqu'à l'année suivante.
Restés seuls, les six hommes et la Louise, promus gardiens de ce territoire qui n'a pas plus de seize kilomètres de tour se sont aperçus que presque toutes les caisses de vivres étaient détériorées. Il leur restait tout juste du singe, des boîtes d'épinards, un peu de sel et de café. Pas d'huile, pas de vin. pas de farine, pas d'autre eau qu'une source tiède qui coule dans l'île.
Ce qui ne manque pas, ce sont les langoustes. Il y a même des pingouins et l'on a deux fusils et des munitions.
Mais il n'y a pas de travail en attendant la saison de pêche. Au bout de quinze jours, les Robinsons s’ennuient à mort. Pour comble, le Malgache ayant cassé le ressort du phono, il faut faire tourner les disques en les lançant comme une toupie. Cela fait une musique étrange, qui crispe plus encore les nerfs.
Enfin, le 14 juillet est arrivé. Ils ont mis leur belle cravate et la Louise a fait de beaux plis aux pantalons. On a hissé le drapeau. On s'est offert le luxe d'un foie gras qu'on avait gardé exprès. Seulement, cette fête a remué la Louise et le chagrin lui vient « en gros » comme elle dit. C'est qu'elle a eu une petite, dans l'île, et que la petite est morte au bout de deux mois. Ce n'est pas en ne mangeant que de la langouste que la Louise avait pu avoir de bon lait pour la nourrir. Elle pleurait aussi en pensant à une petite fille de dix ans et à un petit garçon qu'elle avait laissés en Bretagne.
Les hommes aussi se tracassent. Ils pensent que, tandis qu'ils sont ici, en Bretagne. leur petite amie danse avec d'autres. Sûrement, elles les ont déjà oubliés.
Ce n'est sûrement pas vrai, mais dans la tristesse, la solitude, l'éloignement, on croit toujours le plus mauvais.
Le chalutier s'en va vers l'aventure des mers. La mer encoure la solitude du bateau, comme elle entoura la solitude des marins qui furent oubliés sur l'lie Saint-Paul.
Ah ! oui, comme 14 Juillet, ça a été réussi.
Et le 15, Puloch demeure immobile dans son lit. Sa bouche est ouverte, sa langue dure comme un morceau de bols.
On n'ose pas prononcer le mot : scorbut.
Béri-béri. On se regarde. On ne se dit rien. On est perdu au milieu des océans.
Le bateau a du retard.
Et pendant des jours, des jours et des jours, Puloch a enflé, des pieds d'abord, puis du ventre. Un matin, on l'a trouvé mort.
Les autres ont pris des planches, et Le Herledan a fait des clous avec des mor-
ceaux de fil de fer. Comme ça, on a pu avoir une sorte de cercueil. On a porté le mort jusqu'à un piton rocheux: la. Roche-Quille où on l'a enterré. On a gravé son nom sur une croix avec une pointe rougie au feu.
Puis après, ce sont les ouragans qui sont venus. Il fallait lutter toute la journée pour empêcher le vent d'enlever le toit des cabanes. Dans ce bruit de tonnerre, François s'est mis à gonfler. Il est devenu gros, gros. Ça a fait un deuxième enterrement. Plus que cinq oubliés sur l'île.Quatre pour porter le cercueil, un pour faire le cortège.
— C'est la faute au trop de conserves de bœuf qu'on a mangées, a dit Le Brunou d'un air sombre. Si le bateau n'arrive pas, on va tous crever.
— Il a peut-être fait naufrage qu'il n'arrive pas ? En tout cas, on en enverra un autre, ça ne peut plus tarder, a dit la Louise pour leur remonter le moral.
— A moins que la Compagnie ne nous ait oubliés ? a repris un autre.
C'était ça : là-bas en France, les administrateurs de la Compagnie de pêche avaient oublié que six hommes — plus que quatre, maintenant — et une femme, attendaient sur une île déserte qu'un bateau vienne les sauver.
On s'est décidé à ne plus manger que du poisson. Mais le scorbut est déjà dans leur sang à tous : Le Herledan s'est couché. Puis Brunou s'est étendu. Il tient sa bouche ouverte, et tout d'un coup, il s'est mis à enfler. Et puis c'est la Louise qui se tord sur son lit et qui râle. Tous les autres pleurent comme des enfants.
Mais voilà le Brunou qui se met à rapetisser. Plus la maladie empirait, plus il se ratatinait. Il était temps qu'il meure, il n'en serait plus rien resté, plus rien.
On a fait un tout petit cercueil qu'il a fallu des heures pour traîner jusqu'au cimetière, parce que plus personne n'avait de force. La Louise a voulu accompagner son homme. Elle s'est traînée sur les genoux derrière le cercueil. C'est miracle qu'ils ne sont pas tous devenus fous pendant cet horrible enterrement.
Et les jours ont suivi, les jours dans l'attente de la mort. A quoi bon espérer ?
On ne mangeait plus rien. On n'osait plus.
Enfin, quand ç'allait être la fin, Le Herledan s'est traîné pour trouver quelque chose, coûte que coûte, mais quoi ? Et dans la crique, il a trouvé ces œufs de pingouins. Il y avait des mois qu'on attendait que ces oiseaux reviennent de la banquise où ils étaient allés séjourner.
C'est peut-être les œufs qui ont sauvé les moribonds. Ça faisait de la nourriture fraîche Ils ont repris espoir. La Louise a regagné la cuisine. Mais tous, ils avaient peur que les pingouins ne repartent. Ils ne sont pas repartis, mais le Malgache est mort quand même.
— Il faut pêcher du poisson frais, ça nous guérira peut-être du scorbut, a dit Le Quillivic
Il ne pouvait plus se traîner, mais il a quand même pris hardiment la vedette à moteur. Au large, le moteur s'est bloqué.
De fortes lames ont emporté l'embarcation vers la haute mer. Le Huludut et Le Herledan ont trouvé des forces pour courir vers le rivage. Mais ils n'ont plus rien vu, plus rien. Ils ont attendu toute la nuit, toute la journée du lendemain. Rien : ni barque vide, ni mourant. Le courant était contraire, et il était bien trop faible, Le Quillivic pour revenir à la nage.
Et maintenant,. ils n'étaient plus que trois. Pour combien de jours ? Pour combien d'heures ?
Ils se sont couchés et ils ont attendu la mort. Qu'elle arrive vite, qu'ils soient délivrés de leurs souffrances.
Ce n'est pas elle qui est venue, mais un bateau. Le 6 décembre 1931, le navire tant attendu est enfin arrivé. Au bout de huit mois, la Compagnie de pêche s'était soudain souvenue des oubliés.
Rentrés en France, les survivants ont fait un procès à la Compagnie. Vous pensez bien qu'ils l'ont perdu. On les a condamnés pour leur apprendre qu'une puissante compagnie de pêche a toujours raison. même lorsqu'elle vous oublie et vous laisse crever dans une île déserte.
Cette fois-ci, le voilier qui vient de Saint-Malo ne trouvera aucun vivant dans l'île Saint-Paul. Mais rien ne dit qu'au gai claquement de ses voiles, les morts ne sortiront pas de leur tombe pour montrer aux vivants leurs corps ravagés par le scorbut et les détourner de leur projet de venir vivre dans l'île maudite.
Les gens du « René-Moreux » disent qu'ils n'ont pas peur des fantômes. Espérons que la chance leur sourira. Mais que leurs cinq jolies femmes emportent de France quelques fleurs qu'elles iront déposer au cimetière de la Roche-Quille sur la tombe des tragiques Bretons et de François Ramamonri. le Malgache au grand cœur qui, avant de mourir, eut tout juste la force de faire tourner avec son doigt la « Valse Brune » sur le phono qu'il avait, détraqué.
(écrit d'après les confidences de Le Herledan.)
sources
http://f4czv-richard.blogspot.com/2017/11/une-belle-histoire-de-marins-et-de.html
https://www.clicanoo.re/node/381585
Regards BnF Gallica
https://www.clicanoo.re/node/381585
Le René Moreux
L'Ouest Eclair 1er janvier 1938
Autour de l'Armement Le chalutier « René-Moreux » vendu pour Madagascar
Nous avons publié voici quelques jours une liste de voiliers qui ne doivent pas réarmer pour la compagne 1933.
Une nouvelle unité vient de s'ajouter à ces navires, le chalutier Renè-Moreux, revenu tout récemment des lieux de pêche.
Nous apprenons en effet que le René-Moreux vient d'être vendu pour Madagascar.
Les acquéreurs de ce chalutier l'armeront pour la pêche aux lles Kerguélen.
Le René-Moreux quittera Saint-Malo pour sa nouvelle destination après le déchargement de sa cargaison de morue.
Il n'est pas impossible, nous dit-on, que ce chalutier d'un tonnage relativement faible soit remplacé par une autre unité.
L'Ouest Eclair 18 avril 1938